[the] media trend

The Village Voice : un journal qui a changé le journalisme

Qui aurait parié un seul dollar sur la survie de The Village Voice au moment de sa naissance, il y a 50 ans ? L’équipe rédactionnelle réunie pouvait paraître diablement bancale: un écrivain, un étudiant attardé, un obscur auteur de pièces de théâtre, un dessinateur.… Mais l’écrivain s’appelait Norman Mailer et le dessinateur Jules Feiffer. L’étudiant, Dan Wolf, se révélera un formidable révélateur de talents et l’auteur de théâtre, Jerry Tallmer, bousculera le dogme de l’objectivité. Bref, c’est l’histoire d’un journal « qui a changé le journalisme », car il fut l’un des modèles de la presse alternative américaine, et l’un des précurseurs du new journalism des années 1960-1970.

« The Village Voice a été conçu dès son origine comme une tentative pour détruire cette idée qu’il faut être un professionnel pour réussir quelque chose dans ce domaine prétendument technique qu’est le journalisme ». Et Dan Wolf, son rédacteur en chef d’enfoncer encore le clou : « C’était une position philosophique. Nous voulions écraser cet assemblage d’automatismes ».
Tourner le dos aux canons du journalisme américain
Pour cela, raconte Louis Menand, dans le numéro du  5 janvier 2009 New Yorker [lire ici], l’équipe très réduite tournera le dos à certains canons du journalisme américain des années 1950 :
– les critiques des films, des pièces de théâtre, etc. devaient être objectives, écrites sur un mode impersonnel, dans The Village Voice, elles seront personnelles, l’auteur utilisera le « Je ».

– les équipes rédactionnelles devaient être stables? Wolf va systématiser le « turnover continu ».

Qu’importe si des auteurs partent ailleurs, d’autres les remplaceront. Autant dire, que The Village Voice payait mal, et au début pas du tout ! En revanche, la liberté de ton, d’écriture, de critique… était immense.
– en théorie, une politique éditoriale se construit. Le rédacteur en chef (ou le directeur) choisit soigneusement ses rédacteurs, ses journalistes… rien de tel avec Wolf. Il partait du principe que New York regorgeant de jeunes talents, pour les attirer, il suffisait de leur offrir de l’espace pour publier leurs textes…
Norman Mailer : Ne me comprenez pas trop vite
Au début l’équilibre économique sera précaire et l’équipe devra aller jusqu’à distribuer elle-même le journal pour réduire les coûts.  Norman Mailer, l’un des co-fondateurs ne sera pas le dernier à s’y coller. Il fera plus. Riche du succès de son roman, Les Nus et les Morts, il investira de sa poche plusieurs milliers de dollars. En échange, il demandera à écrire une chronique, dont le titre QUICKLY: A Column for Slow Readers, était inspirée de la célèbre phrase de Gide « Ne me comprenez pas trop vite ».
17 rubriques seulement seront publiées avant le coup de téléphone fatal de 1956: « Tallmer, espèce de bite, pourquoi ne te retires-tu pas le doigt du cul? C’est ‘nuance’… ‘nuance’, pas ‘nuisance’  » [Tallmer, you schmuck — « schmuck » vient du yiddish —, why don’t you take your thumb out of your asshole? It’s ‘nuance … nuance,’ not ‘nuisance.’ ”]. Cette erreur sur une lettre était le début d’une féroce « bataille typo[graphique] », qui devait conduire à la rupture entre l’écrivain et le journal, comme le raconte Jerry… Tallmer plusieurs décennies plus tard dans The Villager, (ancêtre et concurrent du Village Voice).
Norman Mailer jetait les bases du « nouveau journalisme » des années 1960-70
En fait, explique Louis Menand, ces chroniques sont importantes, car elles « aidèrent Mailer à découvrir que le journalisme lui convenait », plus exactement un type de journalisme « où il enfonçait les doigts dans l’œil de l’objectivité et de l’expertise ». Autrement dit, c’est à cette époque que Norman Mailer a commencé à infléchir son travail. Une réflexion qui devait aboutir dans ce que l’on appellera le « Nouveau journalisme » des années 1960 aux États-Unis, dont Mailer sera une des figures de proue aux côtés de Tom Wolfe, Gay Talese ou encore Truman Capote.
The Village Voice est aussi célèbre pour ses bandes dessinées [strips] et en particulier celles de Jules Feiffer, qui collaborera au journal pendant plus de 40 ans (de 1956 à 1997). Son dessin (ci-dessous) qui se rapproche de celui de Sempé, ainsi que son humour absurde et délicat, seront longtemps emblématiques de ce journal atypique.
Un journal né dans Greenwich Village, le lieu qui accueillait les « esprits rebelles » des États-Unis.
Atypique, car The Village Voice est né dans les années 1950, en plein guerre froide, au moment ou le Mc Carthyism réduisait une génération au silence, comme l’écrit Kevin Michael Mc Aullife: « Si vous étiez différent dans les années 50, vous en aviez conscience. Vous êtiez peu nombreux et vous le saviez… »
Un lieu accueillait ces « esprits rebelles », ou plus simplement différents, des États Unis, et c’était Greenwich Village, sorte de Saint-Germain des Prés new yorkais (le Saint-Germain des années 50), où « tout le monde était là », Dylan Thomas, James Baldwin, Jack Kerouac, Willem de Kooning, Jacskson Pollock, etc. C’est dans ce bouillon de culture si particulier qu’est né The Village Voice.
La « divine surprise » de la grève des ouvriers typographes de 1962-63
Mais, dans l’esprit de ses fondateurs il s’agissait bien de « gagner de l’argent ». Il leur faudra attendre six longues années avant d’y parvenir. Le décollage se produira à l’occasion de la « divine surprise » que fut la très longue grève des typographes, qui privera pendant 114 jours (en 1962-1963) les New Yorkais de leurs quotidiens. The Village Voice continua à paraître pendant cette période, et ses ventes s’envolèrent: en 1967, ce sera l’hebdomadaire le plus vendu des États-Unis! L’un des plus rentables également, puisque ses 80 pages (en moyenne) comptaient 2/3 de petites annonces.
Un propriétaire éphémère : Rupert Murdoch
L’histoire du journal sera ensuite double :
• d’un côté, une rédaction qui continuera son aventure éditoriale originale, qui publiera des auteurs comme Ezra Pound, Henry Miller, James Baldwin ou encore Allen Grinsberg, obtiendra 3 prix Pulitzer… Qui de ce fait constituera une sorte de modèle pour nombre de journaux alternatifs américains.
• de l’autre, une aventure capitalistique cahotique, le journal passant entre les mains de plusieurs propriétaires avant d’être vendu à Rupert Murdoch, qui lui-même s’en séparera.
La fin de l’esprit bohême ?
Le journal [et son esprit bohême] sortira a peu près intact de ces épisodes, avant d’être revendu en 1985 à un groupe, New Time Newspapers, rebaptisé Village Voice Media, un groupe qui édite aujourd’hui une quinzaine d’hebdomadaires de ville, alternatifs. La version papier de The Village Voice se porte plutôt bien (240.000 exemplaires en juin 2008) et le site (qui a obtenu plusieurs prix) est plutôt réussi.
Toutefois, les nouveaux propriétaires ont décidé de se séparer d’un certain nombre de signatures emblématiques, comme le critique de jazz Nat Hentoff, qui travaillait depuis 50 ans pour le journal (en fait pratiquement depuis l’origine), sans que l’on sache s’il s’agit d’un changement d’orientation profond, ou simplement d’un rajeunissement de l’équipe rédactionnelle.
La rédaction de The Village Voice

Photo de Sean Hemmerle. (Cette photo est extraite du travail de ce photographe sur les salles de rédaction américaine. La série est publiée dans la Columbia Journalism Review)

Bibliographie

• The Great American Newspaper, The Rise and Fall of The Village Voice, Kevin Michael McAuliffe, Charles Scribner’s Sons, New York, 1978, 486 pages.
Raconte l’histoire du journal, avant son rachat par Rupert Murdoch.
• Explainers, par Jules Feiffer, Fantagraphics Books edition, 2008, 528 pages, 52,40 euros.
On y trouve les 10 premières années du travail de Feiffer, publiés dans la rubrique Sick, Sick, Sick de The Village Voice.

• Correspondance 1949-1986, par Jean Malaquais, Norman Mailer, Geneviève Millot-Nakach et Elisabeth Malaquais. Le Cherche-Midi, Paris, 2008, 284 pages, 19,50 euros.
Ces textes n’ont pas encore été édités en anglais. Ils constituent un source essentielle pour comprendre la relation étroite qui a uni Norman Mailer avec l’écrivain français Jean Malaquais, celui qui « a [dixit Mailer] exercé le plus d’influence sur moi. » C’est aussi une explication de l’étroite parenté qui existait entre l’esprit du Greenwich Village new yorkais et du Saint-Germain des Près des années 1950, où l’on partageait un même amour du jazz, de la littérature, etc.
Advertisments for Myself. Harvard University Press, 1959, Cambridge, Massachusetts, États-Unis, 532 pages.
Ce livre contient les 17 articles [columns] de Norman Mailer publiés dans The Village Voice, sous la rubrique QUICKLY: A Column for Slow Readers. Cet ouvrage contient aussi des textes importants comme The Man who studied Yoga [L’homme qui étudia le yoga], The White Negro [Le nègre blanc], The Deer Park [Le Parc aux cerfs].
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