[the] media trend

Procès Véronique Courjault: live blogging et éthique

Pendant le procès de Véronique Courjault, la Nouvelle République de Tours a conduit une expérimentation techniquement réussie de live blogging. Cette innovation, sans doute appelée à se généraliser, mériterait une réflexion éthique.

Les huit jours du procès de Véronique Courjault ont été couverts en live blogging par la Nouvelle République de Tours. La technique est encore peu répandue en France, mais à lire le « fil » des débats [archivé ici sur le site du journal], les deux journalistes impliqués ont très correctement restitué l’ensemble des débats, s’en tenant à un verbatim complet, froid et clinique. Voici, à titre d’exemple, un extrait de la 4e journée de procès:

Sur le site du journal ce compte-rendu analytique s’insère dans un ensemble riche (et multimédia) de documents, de reportages, d’interviews, d’infographies, qui permettent à l’internaute de comprendre la logique du procès et ses enjeux.

Ce procédé a provoqué un profond malaise chez les chroniqueurs judiciaires

Toutefois, comme le révèle Le Monde, le procédé du live blogging a provoqué un profond malaise chez les  chroniqueurs judiciaires, au point que le ministère de la Justice sera « alerté de cette initiative peu orthodoxe », par un journaliste. Le ministère ne trouvera rien à redire au procédé, car « le code de procédure pénale ne l’interdit pas », seules étant interdites les prises de son, de photos et de vidéos.

Mais la question n’est pas réductible au seul aspect légal, elle contient une dimension éthique. Il est d’autant plus urgent de réfléchir à cette pratique qu’elle est sans doute appelée à se généraliser. En effet, les journalistes de la Nouvelle République de Tours, se sont inspirés d’une couverture live, réalisée antérieurement par les Dernières Nouvelles d’Alsace, du procès de 3 militants anti-OGM.

Aux yeux des rédactions, le live blogging cumule les avantages

Pour assurer la couverture du procès de Véronique Courjault, les journalistes ont utilisé un logiciel gratuit —mais éprouvé— de micro blogging, Covertlive. Ils auraient tout aussi bien pu utiliser, comme cela est désormais très fréquent outre-Atlantique, Twitter, l’avantage technique étant que les tweets peuvent être émis d’un téléphone portable, et qu’il est possible de connaître pour partie ceux [followers] qui suivent le fil, l’inconvénient étant que chaque message est limité à 140 signes.

Tout comme en France, aux États-Unis, la justice ne met pas d’entrave à ces pratiques de live blogging, y compris dans les procès criminels. Un juge fédéral a ainsi autorisé récemment [mars 2009] un reporter du Wichita Eagle (Kansas) à couvrir par cette méthode le procès d’un gang de racketteurs.

Les médias sont d’autant plus tentés d’utiliser ce type de procédés, qu’ils cumulent en apparence les avantages:

l’immédiateté; avec Internet, les médias de presse écrite se retrouvent ainsi sur un pied d’égalité avec les médias « chauds » que sont la radio et la télévision.

• il permet de répondre, en apparence, à l’un des devoirs premiers d’un journal qui est d’informer le public sans déformer les faits. Certes, mais il s’agit d’une transcription de l’oral à l’écrit et qui décrit aussi les scènes, les mouvements des différents protagonistes. Une tache complexe, à réaliser à la volée.

À titre de comparaison, au siècle dernier, les journalistes qui assuraient les compte-rendus du Parlement britannique travaillaient par équipe de 5 ou 6 journalistes, chacun prenant des notes à tour de rôle pendant une demi-heure et disposant ensuite de 2 à 2h 30 pour rédiger leur compte-rendu (1). Bien sûr la prise de notes sur ordinateur facilite la tâche, mais…

D’autre part, le verbatim à Tours est incomplet, les journalistes « séanciers » se réservant la possibilité de couper certaines informations selon des critères personnels: « Lorsque c’est trop intime, que ça touche les enfants, ou l’on décrit l’hystérectomie de Véronique Courjault, parce que ça n’apporte rien au débat » [Jean-Christophe Solon cité par Le Monde].

• ce mode de traitement de l’information génère du trafic sur le site.

Comme le résume Sherrry Shisenhall, rédactrice en chef du Wichita Eagle, défendant du travail de son journaliste: « Il n’a certainement pas sacrifié la précision, la qualité et les normes [de l’information] ». Elle ajoute: « L’immédiateté a été particulièrement bénéfique pour notre audience ».

Certes, mais la décision de suivre en direct ce type de procès avec tout ce que cela suppose de rebondissements imprévisibles et de drame humain, mériterait que l’on y réfléchisse à deux fois. On ne peut se contenter de dire comme le fait l’une des journalistes de La Nouvelle République: « Nous avons proposé une couverture en direct parce que notre rôle est de faire de l’expérimentation dans un esprit de complémentarité entre le papier et Internet ».

Des propos qui trouve un écho au regard de ceux tenus par John Temple, rédacteur en chef du Rocky Mountain News de Denver [le journal a depuis disparu]. Il s’excusait —au nom de sa rédaction— auprès de ses lecteurs pour la couverture en live, via Twitter, des obsèques d’un enfant de 3 ans. Il écrivait: « Oui, nous faisons des erreurs[sur le site], comme nous en faisons dans le journal papier. Mais cela ne signifie pas que nous ne devons rien essayer. Cela signifie que nous devons apprendre à le faire bien. C’est notre mission ».

Encore faudrait-il qu’existent des règles et des principes précis, voire des travaux antérieurs sur des sujets proches, sur lesquels s’appuyer pour nourrir la réflexion individuelle des journalistes et celle collective des rédactions, en particulier lorsque ces dernières décident d’innover dans le mode de traitement de l’information sur des sujets sensibles.

Comment transcrire les principes généraux des Chartes dans une technique nouvelle?

Toutes les Chartes renvoient à peu près aux mêmes grands principes, à savoir pour l’essentiel ne pas « déformer les faits » (Charte de 1918), « ne pas altérer les textes et documents » (Déclaration de 1971) et enfin « le respect des personnes » (Charte Qualité de l’information).

La plus avancée et complète est sans doute, la Déclaration de principes de l’Association des directeurs de journaux américains (ASNE). Il y est indiqué au chapitre VI:  « Les journalistes doivent respecter les droits des gens impliqués dans les nouvelles, se conformer aux normes communes de décence et être tenus responsables envers le public de l’honnêteté et de l’exactitude des nouvelles qu’ils relatent ».

Comment transcrire dans une pratique nouvelle ces principes généraux? Le mode d’emploi n’est pas écrit.

Le risque de se brûler au jeu de l’immédiateté

Les médias de « presse écrite » ont une faible expérience du live et de l’immédiateté [distinct de la rapidité]. La durée d’impression et de distribution d’un journal se compte en heures, voire en jours. Elle impose de facto un mode de traitement de l’information qui privilégie le recul sur l’événement, la mise en perspective…

Le lecteur d’un quotidien, par exemple, sera déjà informé des faits bruts par la radio et la télévision, lorsqu’il achètera ou recevra son exemplaire. Il faut donc construire l’information en fonction de cette contrainte. C’est cela qu’annihile des outils comme Twitter ou des pratiques comme le live blogging.

L’expérience des médias audiovisuels devrait être réutilisée

Cette quête de l’immédiateté, la radio et la télévision l’ont déjà expérimenté. Ils ont connu des dérapages nombreux et spectaculaires, mais cela a nourri leur expertise. Par exemple, la couverture de l’attentat du RER B, le 25 juillet 1995 [8 morts et 119 blessés], avait été vivement critiquée.

Hervé Bourges, alors président du CSA, raconte François-Xavier Alix (2), avait pris l’initiative de réunir les responsables de l’information de l’audiovisuel. L’occasion de réaffirmer un certain nombre de règles déontologiques: « La non divulgation d’informations susceptibles de nuire au déroulement d’une enquête, la protection des victimes et des témoins, le non-recours à la dramatisation, le respect de la hiérarchie de l’information, la maîtrise du traitement de l’information ».

Il n’existe en France aucun lieu pour conduire une réflexion sur l’éthique de l’information

Ce travail pourrait être repris à propos de l’impact d’Internet dans le traitement de l’information, mais malheureusement, il n’existe en France aucun lieu pour conduire une telle réflexion. Il serait possible d’imaginer un « comité » ou un « conseil » semblable au Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), un lieu de réflexion créé pour « éclairer les progrès de la science, soulever des enjeux de société nouveaux et poser un regard éthique sur ces évolutions » et qui concerne à la fois les scientifiques et le grand public. Ce programme pourrait être repris et appliqué mot pour mot à propos de l’information, et devrait faire partie des attributions d’un futur Conseil de presse.

En bref, il y a urgence à réfléchir sur les implications éthiques et déontologiques provoquées par l’apparition de technologies qui modifient radicalement le travail des journalistes, la construction de l’information et le rapport que le public entretien avec cette information. Bref, anticiper au lieu de subir.

Notes

(1) Newspaper Reporting, In Olden Time and To-Day, John Pendleton, Elliot Stock, Londres, 1890
(2) Pour une éthique de l’information, De Gutenberg à Internet, François-Xavier Alix, L’Harmattan, Paris, 1997

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