[the] media trend

Manifeste XXI : le web, cet étranger

La couverture du Manifeste XXI

 

Drôle d’objet que ce Manifeste XXI. Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, les deux fondateurs du groupe de presse qui édite le mook à succès XXI et son petit frère 6Mois, ont eu la —bonne— idée de publier ce texte, qui se veut une réflexion sur la mutation que connaît le journalisme aujourd’hui. Une texte construit quasi comme une dissertation et qui se découpe en trois parties:

[le texte complet, ici]

  1. d’abord, un constat accablant de la situation actuelle, baptisé « Les injonctions paradoxales », où les auteurs ne voient aucun bénéfice (dans tous les sens du terme) au basculement des médias dans le numérique : investissements massifs à perte, mutation du journalisme qui abandonne les « genres nobles » comme le reportage pour adopter un nouveau système dans lequel des « techniciens de l’information » produisent des « objets » à « l’écriture calibrée, dupliquée, formatée » pour des « consommateurs d’information ». Un tableau tellement sombre que même Clark Kent-Superman démissionne de son journal le Daily Planet, car « les faits ont été remplacé par des opinions, les informations par le divertissement et les reporters sont devenus des sténographes ».
  2. une « petite » histoire de la presse, le passage sur lequel je serais le plus réservé, car visiblement il a été mal relu. Un exemple parmi d’autres: les auteurs confondent allègrement John Gordon Benett senior, fondateur du New York Herald avec son fils… John Gordon Benett junior; c’est ce dernier qui finança l’expédition de Stanley en Afrique pour retrouver Livingstone. Mais l’important tient à l’analyse économique que font les auteurs de l’évolution de la presse. Ils soulignent —de mon point de vue à juste raison— le glissement qui s’était produit dans les années 1980 lorsque l’on est passé « d’un rêve de  journalisme à un rêve de communication ». À partir de cette période, « la publicité soutient les journaux comme la corde soutient le pendu ». Aujourd’hui, la corde est cassée et personne ne sait comment la réparer, car soulignent-ils sur le web « les internautes sont la valeur. Pas l’information ».
  3. une proposition pour « Refonder la presse ». Elle s’articule en quatre piliers
    • le temps. Il s’agirait pour les journalistes d’abandonner l’idée « d’être le premier » à annoncer une information, car « cela n’a plus le même sens aujourd’hui, où l’info gratuite et les technologies s’emballent ». Et de proposer de « prendre le temps de l’enquête (…) tout doit être fait pour apporter aux lecteurs une information différente, intense, concentrée sur ce qui dure, que l’article fasse dix lignes ou dix pages ».
    • le terrain. Le journaliste, selon Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, « est celui qui va où le lecteur ne peut aller (…) Témoin et passeur, il est les yeux et les oreilles du lecteur, sa main et son cerveau ».
    • l’image. Ici les auteurs disent —à juste raison— qu’on « ne s’improvise pas journaliste télé ou radio (…) la presse n’a rien à gagner à pratiquer du mauvais journalisme audiovisuel », et ils invitent logiquement les médias à renouer avec le photoreportage et à défricher de nouveaux champs comme le BD-reportage et l’infographie.
    • la cohérence. Après avoir tiré un missile sur Le Monde, sous la marque duquel « un lecteur peut trouver par exemple sur un sujet indien, aussi bien un article mis en ligne à partir d’une dépêche par un journaliste depuis Paris, le commentaire d’un blogueur, un article de son correspondant à Delhi ou un reportage ‘carnet de voyage de luxe‘ dans le magazine », il rappelle que la première utilité de la presse est la cohérence et la confiance.

Ce pavé lancé dans la mare aux… canards  a suscité toutes sortes de réactions, dont peut trouver des traces ici, encore ici, ou ; on y trouvera des oppositions violentes comme des approbations nettes.

[On peut aussi regarder le débat sur France Info, le 7 janvier sur ce Manifeste auquel participaient Laurent Beccaria, Patrick de Saint Exupéry et Erwann Gaucher : première partie, seconde partie et troisième partie].

Des propositions généreuses mais décalées

Bref, il faudrait aujourd’hui « refonder la presse ». Sans doute… Tout le monde s’accorde sur le constat : les journaux papier (magazines et surtout quotidiens), pour l’instant en première ligne, voient l’ensemble de leurs ressources diminuer simultanément : ventes en kiosque et par abonnement, petites annonces et publicité, sans que le relais ait été pris par les sites web dont l’économie, pour utiliser un euphémisme, demeure « fragile ».

Mais faut-il suivre les auteurs du Manifeste dans leurs propositions ? Je n’en suis pas sûr, car elles me paraissent généreuses mais… décalées.

Prenons les quatre piliers de la « refondation »

le temps : les journalistes —et les médias— n’ont absolument pas renoncé à être ces « vrais jockeys de steeple-chase » que décrit Jules Verne. Au contraire, ils n’ont de cesse d’inventer et d’utiliser de nouveaux outils pour « coller » plus étroitement à l’actualité. Avec le basculement de l’information sur les smartphones et les tablettes cela devient de plus en plus impératif. Et ça marche ! Il suffit de regarder le succès de Francetv info ou des directs sur le site du Monde pour ne prendre que ces deux exemples. Les lecteurs et les internautes en redemandent. Ces « formats » imposent de nouveaux défis aux journalistes qui doivent vérifier à la volée les informations. C’est toute la question du fact checking. Une expression qui recouvre une réalité vieille comme le journalisme, à savoir la vérification des informations. Si le mot anglo saxon s’est imposé [comme en son temps interview] c’est parce qu’il correspond à cette nouvelle réalité : vérifier les informations en direct et de la manière la plus immédiate possible. Tout cela pour dire que le journalisme de qualité n’est pas réservé au seul slow journalism, que prônent Laurent Beccaria et Patrick de Saint Exupéry.

le terrain : ici, je ne comprends absolument pas en quoi « le news » , l’ « urgent » serait incompatible avec le journalisme de terrain. Au contraire, les outils techniques dont disposent les journalistes [je n’anticipe même pas sur ce dont nous disposerons d’ici trois ou quatre ans]  permettent déjà au journaliste web de terrain d’être « les yeux et les oreilles du lecteur ». Certes, la pratique de terrain est encore très faiblement répandue [lire le témoignage accablant de ce jeune journaliste : Je n’avais pas signé pour ce journalisme web], mais il n’y a aucune fatalité sur ce point. Au contraire, les sites devront gagner en personnalité, en différenciation et cela passera notamment par le journalisme de terrain.

De même, la création d’un buzz, l’amplification d’un « bruit médiatique », n’est en rien antinomique avec la réalisation de reportages et d’enquêtes de qualité. C’est simplement la manière contemporaine de faire connaître ses contenus et d’amplifier leur diffusion

l’image : nous sommes d’accord, le site Information is Beautiful de David McCandless est magnifique ; nous sommes d’accord, de trop nombreux bons reportages photos ne sont pas publiés… Mais l’image ne se réduit pas —ne se réduit plus— à la publication d’une série de photos. Le journaliste Gilles Donada, ardent défenseur des diaporamas sonores, s’était d’ailleurs ému sur son blog que « le journalisme narratif numérique soit ignoré » dans le Manifeste [lire aussi la réponse de Laurent Beccaria à ce post]. En effet, tout a changé, tout continue de changer:

la cohérence :  Oui, sous la marque d’un média, on peut trouver des contenus très différent. En quoi est-ce regrettable ? C’est le principe d’une marque de se déployer sur des plateformes différentes et d’y publier des contenus différents, sous des formes différentes et avec des périodicités différentes. Tout ensuite est affaire d’habillage, de mise en scène et d’utilisation de repères pour que le lecteur-internaute ne se perde pas dans la surabondance de contenus générés sur le web

Cette surabondance n’est pas gênante, elle est inhérente au web, mais c’est sans doute le plus difficile à comprendre et à admettre lorsque l’on vient de cet univers de la rareté qu’est le papier. Mais contrairement à ce que suggère Laurent Beccaria et Patrick de Saint Exupéry, il n’y a pas « excès d’insignifiance » sur le web, et ne se laisse entraîner dans « cet engrenage paroxystique » où « s’agrège tout et le contraire de tout » que ceux qui le veulent bien, ou qui n’utilisent pas les outils adéquats. Le  vie du web est faite de cycles de désagragation et de réagrégation, dans lesquels chacun [chaque internaute] doit organiser son système de captation et faire en sorte que ce dernier soit le plus efficace et le plus pertinent possible. À l’intérieur de ces cycles, des acteurs peuvent jouer un rôle important. Ce sont les… journalistes qui vont « injecter » des informations dans le système [ils ne seront pas les seuls!], mais aussi proposer leur propre agrégation, c’est-à-dire leurs choix, leurs sélections d’information mise en forme, et se faire rémunérer pour cela. Écrivant cela, j’ai le sentiment de dire l’inverse de la conclusion du Manifeste :

La « grande presse » a tout à gagner à parler d’une seule voix, claire, cohérente, faite de chair et de vie : c’est au prix du renoncement aux cibles identifiées par algorithme après lesquels elle court éperdument qu’elle retrouvera des lecteurs et rétablira une relation de confiance

On l’aura compris, ce Manifeste est important en ce sens qu’il ouvre un réel champ de discussion sur ce que doit être les futurs du journalisme, car en effet il me semble impossible d’en dessiner un seul.

[Je n’ai pas traité de la question économique, mais là aussi il existe un nombre important de solutions entre les sites sans paywall et qui pourtant sont rentables comme ceux du britannique MailOnline, ou de l’américain The Atlantic, les sites qui ont choisi de ne pas mettre en place de paywall, car n’offrant pas d’informations suffisamment pertinentes comme USA Today, les sites dotés de paywall « poreux » comme le New York Times, les sites au paywall étanche comme le Times britannique ou le français Mediapart, sans compter les journalistes stars qui quittent leur rédaction comme vient de le faire l’américain Andrew Sullivan qui a quitté The Daily Beast pour fonder son propre site/blog financé par crowdsourcing, etc.

XXI est une réussite, éditoriale et financière; c’est aussi un exemple si l’on en croit le nombre de mooks qui se sont créés dans son sillage. Il est la preuve que si l’on invente, de nouvelles formes de presse, de nouveaux modèles économiques peuvent s’imposer. Mais le pluriel est de rigueur]

Pour aller plus loin 

 

 

 

 

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