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Le fact-checker et l'auteur, histoire d'un bras de fer

En 2003, John D’Agata propose  un article à The Believer, un magazine de San Francisco. Il y est question d’un adolescent, Levi Presley, qui s’est suicidé en se jetant  du Stratosphere, la plus haute tour de Las Vegas. S’ensuit plusieurs années de bataille avec Jim Fingal, le fact-cheker du journal, autour de points aussi essentiels —en journalisme— que la notion même de fait, la question de la vérification d’une information et les contraintes que cela impose à la narration et enfin les licences que peut —ou non— s’accorder un auteur. Ce dialogue fascinant entre John D’Agata et Jim Fingal est publié sous le titre The Lifespan of a Fact, que l’on pourrait traduire par « La vie d’un fait« . 

Les pages de "The Lifespan of a Fact" mêlent le texte original (au centre), les remarques et les commentaires de Jim Fingal et John D'Agata

The Lifespan of a Fact est le récit d’un combat, courtois mais féroce, entre un auteur John D’Agata et un fact-cheker Jim Fingal. L’objet de cette lutte semble tout d’abord se circonscrire à la seule recherche de la « Vérité » (avec une capitale), c’est-à-dire l’information dans sa plus extrême précision, mais rapidement se pose la question : dans un récit, tout est-il aussi tranché avec d’un côté le noir du mensonge et de la falsification et de l’autre, le blanc de la narration non fiction, cette dernière devant, comme le résume Jim Fingal, avoir « ses pieds fermement ancrés dans la réalité » [« nonfiction is suposed to have its feet firmly planted in reality« ].

Tout commence —officiellement— en 2003, lorsque John D’Agata, propose à la toute jeune revue littéraire, The Believer, un article d’une quinzaine de feuillets [on trouvera ici le premier chapitre de l’article, dont l’ensemble est en accès payant] dont le point de départ est le suicide d’un adolescent, Levi Presley, qui s’est jeté du haut de la plus haute tour de Las Vegas, il vient de se voir refuser l’article par Harper’s Magazine, un magazine plus établi, en raison « d’inexactitudes factuelles » [« factual inaccuracies« ]. Il est vrai que D’Agata n’entend pas faire œuvre de « journalisme » au sens propre du terme. Il se revendique comme « essayiste » et définit son texte comme étant avant tout une « œuvre d’art ».

John D’Agata rencontre sur son chemin Jim Fingal, alors jeune stagiaire à The Believer, lequel s’est vu assigner la tâche de vérifier les informations contenues dans l’article. Lifespan serait donc la publication de sept ans d’échanges entre l’auteur et le fact-checker. J’utilise, à mon tour un conditionnel, car selon Jennifer Mc Donald du New York Times [lire In The Details], peut-être tout cela a-t-il commencé en 2005 et il n’y aurait donc eu que cinq ans d’échanges. Et deuxième précision, il s’agit d’une reconstitution comme l’a expliqué John D’Agata: « Nous avons entièrement recréé une discussion qui n’a pas réellement eu lieu de la façon dont elle est décrite ». Et John Dzezia du Daily Beast d’expliquer que s’il est « techniquement vrai » que le livre soit la reprise des sept [cinq?] années de discussions autour de l’article, il ne s’agit pas au sens littéral du terme des arguments échangés au fil du temps:

Fingal a passé une année à vérifier le texte de l’essai, et quand il eut fini, D’Agata a proposé d’en faire un livre. Les deux ont travaillé à partir de leurs souvenirs, et des quelque cent pages de notes de Fingal pour reconstruire et améliorer leurs arguments. [lire John D’Agata’s Fact-Checking Battle]

Tout commence mezzo piano [si l’on peut dire]. Jim Fingal, le fact-cheker, s’attelle au travail. Il dispose, comme il est de règle aux États-Unis, de l’ensemble des contacts, des notes et des documents rassemblés par John D’Agata. D’emblée, il relève, ce qu’il appelle des factual disputes. Par exemple, selon ses sources, Las Vegas ne compte pas 34 clubs de stripteases comme l’écrit D’Agata, mais selon les sources —que ce dernier a utilisé—, un chiffre compris entre seize et trente et un.

Alors demande Fingal, pourquoi avoir écrit trente quatre ? La réponse de D’Agata se veut légère, mais il se positionne immédiatement contre la doxa du journalisme qui veut que l’on respecte scrupuleusement les faits. J’ai écrit 34, dit-il, « parce que le rythme de thirty-four sonnait mieux dans cette phrase que le rythme de thirty-one, aussi je l’ai changé ».

[Au final, la remarque de Jim Fingal a porté; le nombre de clubs a disparu de la version définitive publiée par The Believer].

Et l’on pourrait égrener ainsi les inexactitudes que semble semer avec un malin plaisir John D’Agata tout au long de l’article. Certaines le sont donc pour de pures raisons de style, d’autres pour produire un effet, comme lorsqu’il  égrène les causes de décès le jour du suicide de Levi Presley, modifiant volontairement les données afin de pouvoir les ordonner decrescendo :

Le jour où Levi Presley est mort, cinq autres décédèrent de deux types de cancers, quatre d’une attaque cardiaque, trois d’une attaque cérébrale. Le même jour, il y eu deux suicides par arme à feu. Ce fut aussi le jour [où se produisit] un autre suicide par pendaison.

Mais s’insurge Jim Fingal, en faisant cela, c’est « votre crédibilité auprès des lecteurs que vous entamez ».  À cette vision « classique », John D’Agata en oppose une autre :

Les lecteurs qui se soucient de la différence entre quatre et huit devraient cesser de me croire. Mais les lecteurs qui se soucient des phrases intéressantes et de l’effet métaphorique que provoque l’accumulation de ces phrases devraient probablement me suivre.

Autre casse-tête pour le fact checker, les interviews. John D’Agata prend peu —voire aucune— notes lors de ce qu’il appelle des casual interviews [littéralement « interviews décontractées »]. À Jim Fingal qui lui demande avec instance ses notes, il répond:

C’est peut-être un problème mais, avec tout le respect qui vous est du, c’est votre problème, Jim, et non le mien. Je ne suis pas un reporter, et je n’ai jamais revendiqué le fait d’être un reporter (…) Donc, même si cela avait été une interview « formelle » [« formal interview« ], je n’aurais pas pris de notes d’une manière trop approfondie, car j’ai tendance à rester décontracté quelque soient les personnes que j’interviewe, ainsi elles se sentent plus détendues. (…) Lorsque les gens pensent qu’ils sont dans une conversation et non dans une interview ils sont beaucoup plus relax et de ce fait plus bavard.

Et même lorsqu’il a pris des notes, D’Agata n’hésite pas changer le nom de son interlocuteur et à « donner plus de piquant » [« punched up« ] aux déclarations de ce dernier.

Faut-il « masser » les faits ?

À ce stade, on pourrait penser que John D’Agata est au mieux un romancier s’inspirant de la réalité, au pire un falsificateur, mais la réalité est plus complexe. Par exemple, il réduit tout à « Las Vegas », faisant ainsi une simplification qui peut paraître abusive. En effet, la ville proprement dite de Las Vegas, relativement petite, est enchâssée dans le « Clark County », qui lui-même est inclus dans l’État du Nevada. Faut-il au nom de la pureté statistique les distinguer, ou « masser les faits » [« John massaged the facts »], comme l’écrit Jim Fingal? Les règles journalistiques s’y opposent, mais la réponse de D’Agata ouvre le champ à la réflexion, sur la manière de rendre compte de la réalité :

Personne ne s’y trompe. J’ai massé ce fait, pour éviter d’embrouiller les gens. La population de Las Vegas (ou de Clark County… quelque soit la manière dont vous voulez l’appeler) est actuellement d’environ 1,9 millions de personnes, alors que l’État dans son ensemble compte 2,6 millions d’habitants. La Vegas représente donc 73% de la population de l’État. Je pense que l’on peut affirmer qu’une statistique qui s’applique à l’État [s’applique] aussi à Las Vegas, particulièrement lorsqu’il est question de crime. Cela s’appelle simplifier [« streamlining« ]

C'est en se jettant du haut de la tour du Stratosphere que le jeune Levi Presley, s'est suicidé.

Il y a de quoi faire se dresser les cheveux sur la tête de tout fact checker —et secrétaire de rédaction et rédacteur en chef—, mais D’Agata, se révèle redoutable lorsqu’il explique à Jim Fingal que la construction du faux permet d’approcher le vrai. Par exemple, il a rapproché abruptement [« a few blocks« ] le Stratosphere du Pont des poètes [« Poet Bridge« ], qui dans la réalité sont très éloignés l’un de l’autre. Voici le dialogue :

John : Je construisais une image, Jim.
Jim : Une image basée sur sur quoi? Votre imagination?
John : Une image basée sur un certain sens de la ville que je ne suis pas le seul à ressentir. Le Stratosphere et le Poet Bridge appartiennent au même quartier [« same general neighborhood« ] de Las Vegas; voilà pour le point technique. Mais le plus important est qu’ils contribuent tous deux à la même ambiance de la ville, sur le plan émotionnel, que j’ai ressentie lorsque j’y étais, et cette image —telle que je l’ai construite— est destinée à faire ressentir cette ambiance au lecteur.
Jim : Mais si vous avez construit cette « ambiance » de manière totalement fabriquée, vous imposez votre vision subjective sur une ville entière. Ce n’est pas très responsable.
John : Je ne suis pas la première personne à suggérer que Las Vegas est un endroit triste, Jim. En fait, tout le livre tourne autour de cette question: les faits.

The Lifespan of a fact ne saurait se résumer à une guérilla sur l’exactitude des faits. Il ouvre une série de réflexions sur le journalisme, la littérature et la vérité:

L’affaire Mike Daisey, un prolongement de cette réflexion?

Cette discussion féconde sur des notions aussi essentielles que l’exactitude des faits, la vérité, la narration,  a connu récemment un prolongement avec « l’affaire Mike Daisey », qui est un des animateurs de The American Life, diffusé sur une radio publique américaine basée à Chicago, WBEZ. Ce dernier a vu son émission, Mr Daisey and the Apple Factory,supprimée. Elle était consacrée aux conditions de travail dans les usines chinoises Foxconn où sont fabriqué les iPhones et autres iPads. La chaîne avait en effet appris que Daisey avait « fabriqué » certains éléments d’information. Pour sa défense Mike Daisey s’était abrité derrière la « licence poétique » [« dramatic license« ] pour justifier les altérations des faits qu’il avait effectué. Sa direction a jugé qu’il s’agissait purement et simplement de fraude.

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