[the] media trend

L'an un du journalisme de fusion

Multiplication des sources professionnelles ou non, séparation aléatoire du fait et du commentaire, mélange d’information et d’émotion, mise en débat immédiate de l’événement à la fois sur un mode local et global… Pour suivre le fil, pendant les 60 heures qu’ont duré les attentats de Bombay, un outil s’est imposé: twitter. Il a permis de concrétiser une nouvelle forme de journalisme : le « journalisme de fusion ». [Ce post poursuit la réflexion amorcée dans le précédent : Attentats de Bombay, l’information mutualisée]

« Y être ou ne pas y être », la question ne se pose plus. Il faut être sur… twitter. C’est le seul moyen d’être informé en direct et de couvrir l’ensemble du spectre des informations. La chaîne (ou l’ensemble des chaînes) twitter que chacun compose en fonction de ses besoins assure en effet une couverture quasi complète d’un événement aussi complexe que les attentats de Bombay de novembre 2008.
Cette couverture est multimédia, puisque les liens placés par les « twitternautes » [néologisme personnel] renvoient aussi bien à des sites de journaux que de télévisions, mais aussi multi-canal, puisque l’on y retrouve aussi bien des liens avec des sites professionnels qu’avec des blogs amateurs, des sites de partage de photos comme Flickr, etc.
Journalisme d’information et journalisme de commentaire se mélangent
Cerise sur le gâteau, cet outil mêle aussi « journalisme d’information » et « journalisme de commentaire », les twitternautes n’hésitant pas d’un côté à donner immédiatement les informations brutes dont ils disposent ainsi qu’à donner leur opinion, ce qui nous place —on en a la quasi sensation physique— au cœur de l’événement.
D’un coup, nous avons basculé dans une nouvelle forme de journalisme que l’on pourrait appeler le « journalisme de fusion », grâce à twitter, le seul outil, qui permet de le réaliser pleinement. La tragédie de Bombay devient ainsi un cas d’école, qui permet de valider  les hypothèses et les travaux engagés sur les mutations en cours, développés notamment par Jeff Jarvis sur son site BuzzMachine ou par Charlie Beckett dans son livre Super media. Ce « journalisme de fusion » n’est pas un modèle arrêté, tant il soulève de questions [en particulier sur le plan économique], mais il vient de faire la preuve de son efficacité.
Il repose sur plusieurs constats :
professionnels et amateurs se trouvent les uns à côté des autres à la source de l’information. Il faut dépasser cette idée que seul le(s) journaliste(s) professionnel(s) peut produire une information de qualité. Très clairement, à Bombay les « amateurs » ont été une source d’information. Le crowdsourcing était une réalité. [Cela ne signifie pas qu’il y ait eu surabondance, comme le signale Judith Townend sur journalist.co.uk]
Alain Joannes sur son blog Journalistiques remet violemment en cause la qualité de leur production. Par exemple, écrit-il « Les contenus des blogs n’ont même pas la valeur de témoignages exclusifs. Ils sont d’une parfaite banalité […] Souvent, d’ailleurs, les « articles » des « journalistes » citoyens se terminent par « … alors, on a allumé la télé pour savoir ce qui se passe. »
On pourrait retourner l’argument et dire que les contenus des médias professionnels étaient parfois aussi d’une consternante banalité, qu’ils n’ont pas fourni réellement d’informations exclusives, ne serait-ce que parce que la police indienne avait éloigné les journalistes des lieux des attentats. Par exemple, un cordon de sécurité les empêchait d’approcher des différents lieux des attaques (Taj Mahal, Oberoi, etc.) et qu’ils étaient piégés par une communication officielle parfois cahotique (« il ne reste qu’un terroriste dans le Taj Mahal », « il n’y a plus d’otages », etc.). Un phénomène classique, dans ce genre d’événement, les « sources » officielles étant d’une fiabilité aléatoire. 
Il est effectivement difficile pour un journaliste professionnel d’admettre qu’un « amateur » peut produire une information de qualité. Une autre affirmation d’Alain Joannes est symptomatique de cet état d’esprit : « Les photos de blogueurs ne présentent aucun intérêt. Elles montrent, au mieux, une foule de spectateurs tenue à distance par le service d’ordre; au pire, des débris dans des rues… »
Une affirmation là encore discutable. Par exemple, la photo ci-contre, [signalée sur le site Global Voices] qui montre le « dôme » du Taj Mahal en train de brûler, a été prise par Arun Shanbhag, un blogueur. Il signale sur son blog que les caméras de télévision installées sur une diagonale opposée ne peuvent pas filmer le dôme lui-même, mais seulement les flammes qui en sortent. Professionnels et amateurs sont donc plus complémentaires que concurrents.
Médias professionnels et amateurs se répondent, s’échangent des informations. Les blogueurs, mais aussi les twitternautes, renvoient aux sites des journaux. Inversement, les médias professionnels utilisent les productions des blogueurs, n’hésitent pas à les interviewer, comme l’a fait par exemple la BBC avec le même Arun Shanbagh [qui montre dans une photo, l’équipe de la BBC].
Ils utilisent aussi twitter comme outil de veille, comme l’analyse Laurent Suply du figaro.fr dans un commentaire posté sur Media Trend : « Impossible de séparer Twitter du reste du paysage médiatique puisqu’il s’en nourrit, les témoignages directs restant la portion congrue. Twitter est donc un excellent outil de veille, ni plus (un eldorado de scoop à l’oeil) ni m
oins (un bête chat) ». 
le live blogging —surtout le live micro-blogging— produit une incroyable impression d’ubiquité. Une impression bien réelle d’ailleurs, puisque nous sommes effectivement en plusieurs lieux en même temps, comme si nous avions des dizaines d’yeux et d’oreilles. Cela crée un sentiment de participation à l’événement extrêmement fort, plus fort qu’avec les directs télévisés, notamment, car nous avons la possibilité de sauter d’un lieu à l’autre, grâce à l’interactivité de l’outil. 
L’émotion est sans cesse présente, car la distance que s’efforce d’instaurer le journalisme professionnel vis-à-vis de l’événement n’existe plus. Là aussi, ce constat peut être perturbant. Mais en même temps, c’est un facteur d’attention, car l’émotion exprimée n’est pas feinte. 
Le débat et la discussion font partie de l’information. Encore un facteur troublant, car dans les mass médias traditionnels, on présente les faits et ensuite seulement le débat s’engage entre interlocuteurs qualifiés. Ici, tout le monde peut se saisir du micro (du tweet!) et peut le faire immédiatement, sans attendre que l’événement soit terminé… sans que cela tourne à la conversation de café du commerce. Au contraire, le niveau de discussion est très souvent de qualité [il faudrait étudier le niveau social et d’éducation des utilisateurs de twitter et plus largement des réseaux sociaux, afin de savoir si, par hypothèse, ces outils seraient le moyen d’expression d’une nouvelle élite sociale mondialisée, ce qui expliquerait le bon niveau des débats et des réactions]
Enfin, peut-être ce journalisme de fusion (et donc l’outil de fusion qui l’autorise) apporte-t-il une réponse [certainement pas LA réponse] au problème du « trop d’information » qu’analyse, dans le numéro de novembre-décembre 2008 de la Columbia Journalism Review (CJR), Bree Nordenson, et qu’avait déjà pointé Eric Scherer, d’AFP-MediaWatch dans L’économie de l’attention
« Notre culture, explique Bree Anderson, est multitâches, nous essayons de faire le plus de choses possibles dans le laps de temps le plus court possible. Nous conduisons et utilisons notre téléphone portable, lisons nos e-mails pendant les réunions et les conférences, regardons la télévision pendant que nous dînons. […] Mon frère de 22 ans, regarde la télévision pendant qu’il téléphone, chat avec plusieurs amis, rédige un e-mail et réactualise son profil sur Facebook ». 
C’est dans cet environnement où l’attention est rare et partagée que doit se glisser l’information. Pour cela elle dispose d’un outil riche et fédérateur. Mais cela implique une refonte de la manière dont elle est produite et conçue. C’est déjà amorcé, mais seulement amorcé.
• À lire ce post, « Mumbai-Bombay, congrès du PS, Twitter…: le live, l’arme fatale du participatif« , de Benoît Raphael sur une intéressante expérience de micro-blogging menée par Le Post lors du congrès du PS. Et aussi « Twitter, Mumbai and 10 facts about journalism now« , de Mindy McAdams.
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