[the] media trend

La vérité de la com. n'est pas la vérité des journalistes

Communicants et journalistes n’ont pas la même compréhension du terme « information ». Une tribune publiée dans Les Echos par le nouveau président de Communication & Entreprises, Jean-Luc Letouzé, est l’occasion de revenir sur cette opposition qui est loin d’être de pure forme.

La tribune de Jean-Luc Letouzé publiée dans Les Echos

Fidèle lecteur des Échos (version papier), le vendredi 28 octobre 2011 au matin, mon attention a été attirée par un Point de vue, rédigé par Jean-Luc Letouzé, président de Communication & Entreprise, sobrement intitulé Grande méchante Com : le retour. Parcourant distraitement cet article qui se veut une plaidoirie pro domo de la communication et qui entonne la la vieille antienne « Les journalistes n’aiment pas la com », je butais sur la dernière phrase :

Et, finalement, c’est ce même « souci de l’humain » qui fait que journaliste et expert de la communication partagent la même recherche de l’information juste, et la même quête de sens

Diable ! tout cela méritait une relecture attentive et en premier lieu ce qui avait provoqué l’ire de Jean-Luc Letouzé. Il nous raconte qu’elle s’est déclenchée lorsqu’il écoutait le matin —en se rasant— Europe1 :

Le 13 septembre dernier dans un des journaux matinaux d’Europe1 (et sur son site web), un chroniqueur s’est étonné que le groupe BNP Paribas ait diffusé à l’ensemble de ses collaborateurs  travaillant au sein de ses agences bancaires un outil d’information intitulé « éléments de langage ».

Et il attaque :

Le journaliste de la célèbre radio s’étonnant de l’imagination perverse, voire odieuse développée par le groupe bancaire pour entretenir les parties prenantes (les clients de la banque au premier chef) dans le mensonge et les contre-vérités et tenter de calmer maladroitement les angoisses.

Lisant cela, je recherche la chronique incriminée m’attendant à trouver un brûlot gauchiste. Cet article est encore en ligne [lien ici]. Il est signé non d’un « chroniqueur », mais d’un jeune journaliste de la station spécialisé dans les questions économiques et sociales, Fabien Cazeaux. À ce point spécialisé qu’il fait partie du Comité de direction de l’Association des Journalistes de l’Information Sociale (AJIS).

Surtout, l’article est essentiellement factuel, comme on peut en juger par les grades lignes, que je résume ici:

Bref, pas trace « d’imagination perverse, voire odieuse » de la part de la direction de BNP Paribas, dans cet article, mais plus simplement le travail d’un journaliste qui a « sorti » un document à destination interne.

En fait cet article n’est qu’un prétexte [un conseil, il faudra mieux choisir à l’avenir] pour Jean-Luc Letouzé pour dérouler sa vision de la communication, forgée au sein du groupe Bouygues, où il fait toute sa carrière, d’abord comme directeur-adjoint de la communication —interne— de Bouygues construction, puis comme directeur de la communication chez ETDE. Celle-ci est simplissime:

La fonction « communication » n’est pas là pour vendre! Elle existe aussi pour rétablir de fausses vérités qui peuvent parfois avoir des répercussions dramatiques, et pour redonner du sens à la relation client. Pour gérer des crises qu’elles soient financières, commerciales, sanitaires ou autres l’entreprise devrait-elle s’interdire d’aider ses collaborateurs à réagir ou a s’expliquer? Où est le crime?

Rassurons Jean-Luc Letouzé, personne n’a jamais imaginé que la com. servait à vendre dans le sens trivial du terme. Elle sert, depuis que la communication moderne s’est installée, c’est-à-dire depuis la création du Publicity Bureau aux États-Unis au tout début du XXe siècle, et surtout depuis le travail de Ivy L. Lee (notamment auprès des Rockefeller)  « l’image » de l’entreprise, de la politique et des personnalités. (1) En cela, il importe peu que les vérités soient vraies ou fausses. Le propos n’est pas là, comme l’a résumé avec brutalité le « père » de la communication, Edward Bernays, dont il peut-êter utile de appeler qu’il est célèbre pour son travail de communicant auprès des grandes entreprises. Voici ce qu’il écrivait en ouverture de son petit ouvrage Propaganda:

La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme secret de la société constituent un gouvernement invisible qui est le vrai pouvoir en place de notre pays. Nous sommes gouvernés, nos esprits moulée, nos goûts formés, nos idées suggérées, en grande partie par des hommes dont nous n’avons jamais entendu parler. C’est un résultat logique de la manière dont notre société démocratique est organisée. Un grand nombre d’êtres humains doivent coopérer de cette manière, s’ils veulent vivre ensemble et que la société fonctionne bien. (2)

Dans une interview vidéo à mag2com (3), Jean-Yves Letouzé insistait sur la nécessité de redonner du « sens à l’action », de « remettre en perspective les stratégies », « réexpliquer », « rassurer », « gérer la réputation des entreprises et des organisations », etc. Bref, il reprenait en langage moderne ce que disait Edward Bernays. Pourquoi pas. Mais cette « quête de sens » n’a rien à voir avec le travail d’information que pratique un journaliste. Elle en est même l’opposé.

Notes

[Précision : je suis membre de l’AJIS, mais je ne connais pas personnellement Fabien Cazeaux]

  1. Informations tirées de The Unseen Power, une somme de près de 800 pages du spécialiste de l’histoire de la communication, Scott M. Cutlip – LEA, Hillsdale New Jersey, 1994.
  2. Propaganda, par Edward Bernays. La citation que je publie à été traduite par mes soins d’une édition américaine (IG Publishing, New York 2005), mais il existe une édition française récente publiée chez Zones en 2007. L’édition originale date de 1928. Signalons pour lever toute ambiguïté que pour Edward Bernays le terme de « propagande » n’est pas péjoratif. Il entendait avec son ouvrage le réhabiliter; il doit se comprendre dans le sens moderne de communication.
  3. Le montage de cette vidéo est étrange, en particulier au début où sont glissés des plans de coupe en noir et blanc montrant une foule particulièrement agitée. S’agit-il d’une pure maladresse, voire d’ignorance de la part du réalisateur, qui n’a pas « vu » qu’il faisait une claire allusion à l’ouvrage de Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique?

 

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