[the] media trend

Journalisme : éléments du paysage à la veille du Noël 2008

Quoi de commun entre L’Express.fr et The Oakland Press, entre les blogueurs, les journalistes-citoyens et les journalistes tout court ? Quel avenir pour la presse ? Comment définir au XXIe siècle le journalisme ? Etc. Pour l’instant, tout cela tient du puzzle. Et les pièces s’emboîtent mal. Mais, à la veille de Noël, voici quelques éléments… 

1 – La fin d’un modèle

« Je pense que les journaux des grandes villes, tels que nous les avons connus, et tels qu’ils sont actuellement configurés, ne sont plus fait pour ce monde ». Russ Stanton, rédacteur en chef du Los Angeles Times, débordait d’optimisme lors d’une réunion à l’USC Anneberg’s School for Communication. Le Los Angeles Times, l’un des 4 grands quotidiens nationaux américains, est actuellement sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, comme l’ensemble du groupe Tribune.

2 – Les sites de presse américains évoluent à marche forcée

« Il est évident qu’en réponse à la crise qu’ils traversent, les journaux américains augmentent considérablement les contenus présents sur leurs sites, et expérimentent de nouvelles technologies pour attirer et retenir leurs internautes. » Le rapport du « Groupe Bivings« , analyse chaque année l’évolution des principaux sites de presse américains. En 3 ans, comme le montre le tableau ci-dessous l’évolution est saisissante: l’utilisation des UGC s’est banalisée, la vidéo est devenu un must have, la mise en place d’outils de bookmarking ou de flux RSS n’est plus l’objet de discussions, etc. 
2006 2007 2008
Sites offrant un outil de Bookmarking (Delicious, Digg…) 7 44 92
Sites offrant des podcasts 31 49 40
Sites permettant les commentaires d’articles 19 33 75
Sites proposant un contenu pour  téléphones mobiles 53 64
Sites disposant d’un réseau social 5 10
Sites offrant un (le plus souvent « des ») flux RSS 76 97 100
Sites offrant de la vidéo 61 92 100
Sites offrant un mode de classement des articles (le plus populaire, le plus lu, etc.) 33 51 76
Sites utilisant des Users Generated Contents (UGC) 24 58
Sites exigeant de l’internaute un enregistrement avant consultation 23 29 11
Sites offrant des  blogs de reporter 80 95 94


• source: Rapport 2008 Groupe Bivings ; tableau réalisé sous Tableizer! ; les chiffres sont en %.

3 – Une école pour les journalistes-citoyens


« Nous proposons à toutes les personnes intéressées —des étudiants aux retraités— de leur enseigner l’écriture journalistique, la vidéographie, les bases du reportage en actualité et en sport et la photograp
hie. » The Oakland Press a créé une école pour former ses « journalistes-citoyens », car comme le raconte Glenn Gilbert sur le site, ceux-ci « vont dessiner le nouveau visage » du journal.

4 – Journalisme et marketing, même combat

Le Wall Street Journal a publié un article remarqué : « Les secrets du marketing appliqués au web 2.0 » (The Secrets of Marketing in a Web 2.0 World). En remplaçant « marketing » par « journalisme », et « consommateurs » par « lecteurs », cela donne en terme de recommandations :

• « Ne vous contentez pas de parler aux lecteurs, travaillez tout au long du processus avec eux »;
• « Donnez aux lecteurs une raison de participer »
• « Écoutez et rejoignez la conversation en dehors de votre site »
• « Résistez à la tentation de vendre, vendre, vendre »
• « Ne contrôlez pas, laisser les choses suivre leur cours »
• « Trouvez des journalistes qui fassent l’apologie de la technique (technopologist) »
• « Adopter l’expérimentation ».

On dirait du Jeff Jarvis! À ce propos, Fabrice Epelboin signale sur ReadWriteWeb France, « en France, aucun éditeur n’a accepté de traduire le livre de Jeff Jarvis », What would Google do? (Collins, sortie prévue pour le 2 février 2009, en anglais).

5 – À la recherche d’une définition du journalisme

Le journalisme est-il une profession ? À l’époque du « journalisme-citoyen » et de l’émergence des blogueurs, au moment où le modèle du mass media « industriel » construit tout au long des XIXe et XXe siècles bat de l’aile, la question devient brûlante. En effet, le journalisme — tel que nous la concevons aujourd’hui— est intimement liée à l’existence même de ces mass-médias.
En France, cette profession était « quasiment inexistante avant 1880 » note l’historien Christian Delporte. C’est à cette époque que « La presse voit arriver vers elle, soudainement et en masse, la population des classes moyennes (…) qui, sans fortune, considère le journalisme comme un vrai travail, une vraie source de revenus… » [in Les journalistes en France, 1880-1950, Paris, Seuil, 1999, p. 83]
Aujourd’hui, nous serions plutôt dans un mouvement inverse. Cela amène David Nordfors, chercheur à Standford, à proposer de « séparer le journalisme et les médias » (Separating journalism and the media). Il propose comme définition de s’appuyer sur celle du Merriam-Webster Online, encyclopédie américaine de référence, car elle permet de « définir le journalisme par son essence et non par des circonstances » :
« 1a La collecte et l’édition d’informations destinées à être publiées dans un média ;
b La presse publique; (…) 

2a un écrit conçu pour être publié dans un quotidien ou dans un magazine ;
b un écrit caractérisé par une présentation de faits ou la description d’événements sans tentative d’interprétation ;
c un écrit conçu pour correspondre au goût populaire actuel ou à l’intérêt public. 

6 – Éthique : s’entendre sur la définition

Nicolas Sarkozy souhaite que la profession « soit en état de définir ses garde-fous et que les journalistes prennent en main eux-mêmes la question éthique ». Citation extraite du compte-rendu publié sur le site du SNJ, à la suite d’une rencontre entre cette organisation et le Président le vendredi 19 décembre 2008.
Définition de l’éthique selon le Petit Larousse (2004): « Qui concerne les règles de la morale (…) Ensemble de règles de morale ».
Michel Serres a un autre point de vue : « (…) la morale est rationnelle, universelle, alors que l’éthique, peut-être, dépendrait des cultures et des lieux, relative comme les mœurs. L’éthique est du côté de l’idéologie et la morale du côté de la science : objective. » [in Éclaircissements. Cinq entretiens avec Bruno Latour, cité par le Le Grand Robert de la langue française, 2001

7 – Les journalistes seuls propriétaires de la déontologie ?

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (Fpjq) vient d’adopter un nouveau réglement. Elle exigera dorénavant de ses membres:  « Qu’ils prennent un engagement moral à respecter les règles de leur Guide de déontologie. (…) Le respect des règles de déontologie journalistiques est la seule chose qui distingue les journalistes professionnels des autres communicateurs publics, entreprises ou journalistes citoyens. (…) Le respect de ces règles donne à l’information produite par des journalistes professionnels une fiabilité et une qualité supplémentaires par rapport aux autres sources d’information. »
L’adoption de ce nouveau règlement s’est faite dans un contexte très particulier. Les journalistes québécois, comme l’a souligné une étude du chercheur Marc-François Bernier, sont « victimes de la concentration des médias« , qui les empêchent de pratiquer le journalisme de qualité qu’ils souhaitent. D’où cette incitation au respect de la déontologie. 
Las, cet appel a été très mal pris par… les blogueurs, ces « autres sources d’information ». L’un d’eux Laurent Gloaguen explique très clairement les raisons de leur colère (relayé en France, notamment par Guillaume Narvic sur Novövision) en 2 points :
• « le blog est un format, pas un contenu ni un métier », bref les « blogueurs n’existent pas », car ce sont des personnes qui travaillent dans un format donné. Point. Peut importe leur statut, journaliste, chercheur, simple amateur (au sens noble du terme).
• Le journaliste, enchaîne-t-il en reprenant le premier des critères d’adhésion à la Fpjq est « la personne qui a (…) pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice d’une fonction de journaliste pour le compte d’une ou de plusieurs entreprises de presse québécoises. » Et il poursuit, ne voyant dans cette définition par trace de déontologie ou d’éthique: « Le premier critère du titre de journaliste n’est pas d’adhérer à un credo mais d’être rétribué par une ou plusieurs entreprises de presse. (…) Ce n’est pas l’éthique qui fait le journaliste, c’est l’employeur »
[Remarque : En France nous avons la même définition tautologique et obsolète: « Est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse, et qui en tire le principal de ses ressources… »]
Ce débat ne pouvait que s’ouvrir en raison du dynamisme de la blogosphère et de l’affaiblissement parallèle des médias traditionnels. Il faudrait nuancer ici le propos, mais le fait est que le Huffington Post a levé 25 millions de dollars pour se développer aux États-Unis alors que le New York Times, en est réduit à revendre son siège flambant neuf! 
Cela ouvre deux champs de questionnement  : 
• Comment définir la profession de journaliste (on y revient), si elle ne se définit « plus par le fait de travailler pour un journal », et qu’elle ne peut prétendre à revendiquer pour elle seule [et effectivement, pourquoi le prétendrait-elle ?] le monopole de l’éthique et de la déontologie.
• Si l’on suit le raisonnement de Laurent Gloaguen [et pourquoi ne pas le suivre?], le champ de l’information s’ouvre considérablement, le « format informatif » incluant outre les médias traditionnels, les sites pure players, les blogs, etc. Pourquoi pas ? Mais comment définir un « format produisant de l’information » et comment le distinguer d’un « format produisant de la communication » ? Il existe une commission qui actuellement délivre les « numéros de Commission paritaire », mais sa composition très administrative, est-elle adaptée à cette nouvelle donne ?

8 – L’Express réunit blogueurs et journalistes 

À l’occasion de la publication du numéro 3001 du magazine, L’Express.fr a pris l’excellente initiative de réunir une trentaine de blogueurs. Ils travailleront en partenariat avec des journalistes du sites et publieront sur le site pendant 3 jours début janvier 2009. 
Mais malaise, une configuration inédite a été adoptée à cette occasion. C’est en effet une agence de communication, Ogilvy PR, qui a été chargée de faire le casting des blogueurs. Elle continuera d’accompagner un projet, sans doute jugé important, puisque le Directeur Général Éric Maillard, fait partie de l’équipe d’Ogilvy France partie prenante.
Une première étape a été franchie sous la forme d’une conférence de rédaction commune. Elle a réuni, le 16 décembre 2008, les trente blogueurs et une dizaine de journalistes de l’Express. Côté blogueur, on trouvera un compte-rendu exhaustif et critique sur le Block Not d’Enikao. On y apprend entre autres, qu’à cette occasion, les blogueurs ne seront pas rémunérés…
L’Express.fr de son côté a mis en place un blog dédié sur les coulisses de cette opération. 3001, L’Odyssée de l’info, c’est son nom, raconte en détail le processus [je n’y ai rien lu sur la rémunération des blogueurs…]. Las, les morceaux de bravoure de ce blog sont réalisés et rédigés par Ogilvy. C’est le cas du live blogging de la séance du 16 décembre, des interviews-vidéo des participants (qui s’ouvrent par la question coolissime « t’es qui toi? ») et enfin du post « Après la conférence de rédaction les blogueurs et les journalistes au travail pour le 3001 ». D’où la question : « opération information » ou « opération
communication » ?
L’écoute de la passionnante émission « Quand les blogueurs et les journalistes se rencontrent« , réalisée à l’occasion du lancement de l’opération par Philippe Couve pour L’atelier des médias de RFI, est particulièrement intéressante [le son est de bien meilleure qualité que celui des vidéos publiées sur le blog de L’Express!]. Elle illustre le profond fossé qui s’est creusé entre les journalistes et les blogueurs.
Plusieurs fois les mots « peur », « inquiétude » reviennent dans les propos des blogueurs interrogés. Pas de méprise, il s’agit de la peur des journalistes, vis-à-vis de « blogueurs sans concession »… des journalistes qui font d’ailleurs profil très bas. Malek Khadraoui parle même « d’humilité » à leur propos, car ils ont instauré une relation « d’égal à égal. On n’a pas senti de hiérarchie entre blogueurs et journalistes ». Bref, oubliée l’arrogance (?) souvent reprochée à des journalistes qui veulent se « redécridibliser », selon l’expression d’Éric Mettout, le rédacteur en chef de L’Express.fr…

À suivre, mais tout cela renvoie aux questions posées précédemment…
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