[the] media trend

Information : les filtres sont cassés

Cela commence par un article de Nicholas Carr publié dans le magazine américain The Atlantic. Le titreest  provocateur : Is Google Making Us Stupid? Cela s’achève —très temporairement— par un article publié dans Le Tigre, un jeune magazine français, qui dévoile la vie « privée » de Marc L. L’occasion de réfléchir (le 2e volet, Comment protéger sa vie privée sur Internet? est ici) sur ce qu’est aujourd’hui l’information et sur la distinction entre les sphères publiques et privées, mais surtout de revenir sur la notion de filtre, telle qu’elle est proposée par un universitaire américain, Clay Shirky.

À première vue, Nicolas Carr n’est pas un adversaire du web et du célébrissime moteur de recherche. Les premières lignes de Is Google Making Us Stupid? sont une apologie de ce qu’il appelle une « aubaine pour un écrivain ». Mais très vite cela se gâte.

Maintenant, je glisse à la surface des mots comme un type sur Jet-ski
S’appuyant sur les travaux de Marshall Mc Luhan, il écrit que les médias ne jouent pas un rôle passif; non seulement « ils fournissent la substance de la pensée », mais surtout « ils sont le processus même de cette pensée ». Et Nicholas Carr de noter une diminution de ses capacités de concentration et de son aptitude à la contemplation. « Autrefois, note-t-il drôlement, je plongeais dans la mer des mots. Maintenant, je glisse à leur surface comme un type sur un Jet-ski ».
Conséquence, la lecture de Guerre et Paix relèverait désormais de l’exploit, et notre pensée deviendrait « fragmentaire et cahotique ».
Les gens sont multitâches, en particulier en ce qui concerne leur consommation des médias
Cette première et sombre réflexion sur la perte de la pensée profonde et de sens dont nous menacerait Internet, s’enrichissait quelques mois plus tard de celle contenue dans un très long article, Overload!, publié dans la Columbia Journalism Review. Bree Nordenson, son auteur, centrait son propos sur l' »attention ». Sans la capacité de se concentrer qui fait que l’on ne se disperse pas, explique-t-il, impossible d’acquérir une nouvelle information.
Or, aujourd’hui, note-t-il, les « gens sont multitâches à l’extrême, particulièrement lorsqu’il s’agit de la consommation de médias ». Ils regardent la télévision, en parlant au téléphone tandis qu’ils répondent à leurs mails et mettent à jour leur Facebook, quand ils ne chatent pas en plus…
Nous sommes noyés dans un flot continu d’informations
À cette première dispersion en répond une seconde explique-t-il. Nous sommes noyés sous un flot continu d’informations. Non seulement, nous pouvons passer en quelques secondes et gratuitement d’un site d’informations à un autre mais en plus, grâce à ces petites merveilles que sont les smartphones et autres PDAs, nous recevons en plus de l’information en continue. Celle-ci est d’un autre type, que celle proposée sur les sites écrit Bree Nordenson: « La plupart du temps, elle arrive en vrac : titres, mises à jour, articles sont coupés de leurs sources originales —souvent dès leur publication— et sont présentés sous forme de citation ou aggrégés sur des blogs, des portails, des sites de réseau social, des agrégateurs de flux RSS, ou sur les pages personnalisables comme My MSN, My Yahoo, myAOL et iGoogle. »
Bref, désagrégation de la pensée, désagrégation de l’attention et désagrégation de l’information mais aussi surcharge d’information.
Cette étroite couche de la population qui trouve toujours « que c’était mieux avant »
De tout cela Clay Shirky (photo ci-contre) s’amuse. Il explique dans une très longue interview [publiée sur le site de la CJR en complément du dossier Overload!], à quel point le web est utile et intéressant : « Celui qui s’intéresse à un sujet en particulier, peut obtenir actuellement, beaucoup, beaucoup plus d’informations qu’il n’est possible ».
Pour lui, les critiques du web — »une étroite couche de la population »— sont ceux qui ont été élevés dans une forme de respect de la culture littéraire. Ce sont eux qui trouvaient la presse écrite et les BD vulgaires,
Et d’ajouter, « Le fait que qu’il y ait plus d’informations disponibles pour plus de personnes a eu un effet extrêmement bénéfique pour la société, mais non pour cette génération des gardiens de la pensée [intellectual gatekeepers] pendant laquelle ce changement s’est produit ».
Depuis l’invention de l’imprimerie, nous sommes surinformés
Il tort aussi le cou à l’antienne de la surcharge d’information, « car parler de cela, ce n’est pas décrire le problème ». Dans une présentation remarquée, lors d’Interop, Web 2.0 expo, en septembre 2008, [je publierai la vidéo dans le 2e volet], Clay Shirky tenait le raisonnement suivant, en prenant comme point de départ la révolution engendrée par l’invention de l’imprimerie (extraits) :
Après Gutenberg, « le coût de fabrication d’un livre était devenu si bas, et le nombre de livres produits si important qu’un citoyen moyen pouvait avoir accès à un plus grand nombre de livres qu’il ne pourrait jamais lire dans sa vie entière. »
« Il n’y a plus aucune raison économique à filtrer par la qualité avant de publier »
Il pointait un deuxième problème, celui du risque pris par l’éditeur : « Vous pouvez gagner de l’argent si les gens achètent votre livre, mais vous pouvez aussi en perdre s’ils ne l’achètent pas, car vous devez imprimer vos livres en avance ».  Cette logique économique a conduit « à mettre l’éditeur responsable de la qualité ».
Depuis « toutes les autres révolutions médiatiques (cinéma, radio, TV…) ont la même approche économique : cela coûtant très cher de démarrer, je dois donc filtrer la qualité. »
Avec Internet tout change et « nous entrons pour la première fois dans une économie post-Gutenberg. Le coût de production de n’importe quoi, par n’importe qui est tombé plus bas que le plancher. En conséquence, il n’y a plus aucune raison logique à filtrer par la qualité avant de publier. »
Les vieilles générations se plaignent de surinformation, car leurs filtres sont cassés
Donc, notre principal problème actuellement — ce qui explique cette sensation de surinformation— serait l’absence de filtres efficaces. Qui pourrait en créer de nouveaux et selon quel modèle ? Dans son interview à la CJR, il explique : « Le seul groupe qui peut tout classer c’est tout le monde ». C’est cela qui expliquerait pour partie, le succès de filtres sociaux comme Digg ou Del.icio.us, car l’ampleur du travail à réaliser dépasse les capacités de n’importe quel groupe de professionnels.
Mais ajoute Clay Shirky, ce sont les quadragénaires, quinquagénaires ou sexagénaires qui se plaignent de la surinformation, car « tous les filtres que nous utilisions [catalogues papiers, guides TV, etc.] sont cassés (…) Ce ne sera jamais le cas des gens qui ont vingt ans, car ils comprennent les filtres qu’ils se sont donnés ».

Bibliographie

The Big Switch: Our New Digital Destiny, Nicolas G. Carr, W. W. Norton & Co Ltd, 2008, 276 pages, 18,76 euros
• Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without Organizations, Clay Shirky, Penguin Press, 336 pages, 20,64 euros.
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