[the] media trend

Forums de discussion : "On essaie d'intéresser les journalistes, mais …

« Le constat est sans appel : les forums de discussion et plus largement l’interactivité n’arrivent pas à trouver leur place au sein des rédactions (…) J’ai pu constater un manque d’implication et un désintérêt criant de l’ensemble des membres des rédactions web et papier du Monde, de Libération et du Figaro à l’égard des forums ». Les conclusions de Sophie Falguères, dans son livre Presse quotidienne nationale et interactivité, sont rudes et devraient inviter à la réflexion tous les journalistes.


Sophie Falguères est sociologue. Elle a travaillé pendant trois ans, de septembre 2003 à septembre 2006, sur les forums de discussion associés aux sites des trois principaux quotidiens nationaux, Le Monde, Le Figaro et Libération. Presse quotidienne nationale et interactivité: trois journaux face à leur public, et la publication de ce travail de thèse.
Depuis la fin de l’enquête, de nouveaux espaces de prise de parole ont été créés
Certes, son constat est pour partie daté et il y a toujours le risque en regardant le miroir du passé de ne pas tenir compte des évolutions qui se sont produites. Deux ans et demi, ce n’est pas rien sur le web!
Sophie Falguères en convient, puisqu’elle a noté depuis la fin de son travail de terrain, un glissement du « forum au participatif » et l’apparition de « nouveaux espaces de prise de parole [qui] vont dans le sens d’un rapprochement, d’un échange entre les membres des journaux et les internautes ». Ce sont, par exemple, les chats et les blogs de journalistes, qui se comptent désormais par dizaines sur ces sites.
Il faut les distinguer d’autres outils, comme les espaces communautaires,  Mon Figaro et Libé+, lancé respectivement par Le Figaro et Libération, ou celui qu’offre Lemonde.fr à ses abonnés, qui sont dans la continuité des « forums » étudiés par S. Falguères.
La modération des forums se fait hors de la rédaction
Sans revenir sur le détail de l’enquête proprement dite [on en trouvera les grandes lignes présentées en 2007 sur le site de l’Observatoire des Médias], on ne peut qu’être saisi à la lecture par la profonde séparation qui existe entre les forums et les rédactions web et papier.
Cette séparation est d’abord physique, c’est-à-dire que la modération des forums se fait hors de la rédaction. C’est le cas au monde.fr où les modérateurs travaillent à leur domicile et ne sont pas salariés du site. « Cette rupture, écrit S. Falguères, met à distance les modérateurs du reste de la rédaction, en leur signifiant qu’ils ne sont que de simples exécutants et que leur travail de maintenance et de suivi des forums n’a rien à voir avec du journalisme. »
Un travail trop dégradant pour un individu possédant une carte de presse
À Libération, lorsque « le » journaliste chargé de modérer les forums, s’est lassé après 3 ans d’activité, personne n’ayant voulu prendre son relais [Sophie Falguères: un journaliste du papier, muté au service web a refusé de le seconder car il « jugeait ce travail trop dégradant pour un individu ‘de 40 ans, père de famille, possédant une carte de presse et travaillant à Libération depuis plus de 10 ans’ « ], la modération a également été sous-traitée, tout comme elle l’est depuis le début au Figaro.
Cet coupure a pour conséquence d’éloigner les rédactions des forums. Stéphane Mazzorato, responsable des forums du Monde [cité par S. Falguères] explique: « Les gens de la rédaction du Monde.fr, les journalistes, éditeurs ne vont pas sur les forums, ne connaissent pas cet univers qui leur est totalement étranger… » Même constat désabusé fait par l’autre responsable, Michel Tatu:  » Avec la rédaction papier on est très éloigné, on essaie d’intéresser les journalistes mais cela ne marche pas. »
À Libération, le passage à la sous-traitance n’est pas anodin
L’étanchéité entre forums et rédaction mais aussi désintérêt de la part des rédactions sont semblable au Figaro et à Libération. Ces phénomènes étant encore accentués encore par le fait que la gestion soit gérée par un sous-traitant. Pour Libération, le passage à la sous-traitance n’est pas anodin, explique S. Falguères : « Les forums de discussion perdent [avec la sous-traitance] une des propositions fortes de leur contrat de participation: la volonté d’en faire une interface entre les libénautes et les membres du journal. »
Le hiatus qui se crée ainsi dans les trois sites observés est d’autant plus regrettable, que les forums sont particulièrement intéressants « en termes de compréhension, de fidélisation et d’extension d’un lectorat, de création de publics. »
Les journalistes cherchent leur légitimité en priorité auprès de leurs pairs et non du public
Comment expliquer ce désintérêt —voire cette hostilité— de la part des journalistes vis-à-vis des forums? Pour Sophie Falguères, c’est la persistance d’une situation déjà observée par Philippe Schlesinger* et Rémy Rieffel** : « Les responsables de rédaction et les journalistes qu’ils appartiennent à la presse écrite ou à la sphère télévisuelle, n’étaient guère disposés ‘à recevoir le feed-back des récepteurs’ ne considérant que comme un auxiliaire de légitimité, qu’ils cherchaient prioritairement auprès de leurs pairs. »
Bref, la parole des lecteurs apparaît comme un objet « indigne » et, pour qu’elle le soit vraiment, des stratégies de décrédibilisation sont engagées. Elles le sont d’autant plus facilement, que les forums se placent dans la continuité du « courrier des lecteurs » [le feed back des récepteurs], vis-à-vis duquel écrivait Rémy Rieffel (en 1984), le jugement des journalistes est « globalement négatif ».
Des stratégies pour décrédibiliser la parole des lecteurs
Pendant ses 2 mois de présence à Libération, Sophie Falguères constate: « Les journalistes et leurs responsables ne manquent pas de relever la qualité médiocre et le caractère inintéressant des contributions reçues [des internautes]. » Cette question de la qualité, centrale pour décrédibiliser la parole des lecteurs, se double [pour les journalistes] d’une méconnaissance de l’Internet [l’information n’y est pas fiable, etc.].
Cette photo —noire— n’est pas figée. La recherche d’une meilleure interactivité entre les journalistes et leur public est engagée par les trois journaux (et sites) visés par cette étude. Elle est partie intégrante du projet éditorial du Post, de Rue89 (porté par d’anciens journalistes de Libération, qui avaient perçu l’importance de cette interactivité) et s’est développée sur 20mn.fr notamment et le sera sans doute sur Slate.fr, si l’on en croit les professions de foi de ses responsables.
L’interactivité, un moyen pour les journalistes de se re-légitimer ?
Mais ici, Sophie Falguères s’interroge: les responsables des sites participatifs ne cessent de rappeler qu’ils ne demandent pas aux internautes de devenir journalistes, que ce métier a des règles, nécessite des compétences et une formation. Avec un tel discours, quel sens à le recours à la participation des internautes, au développement de projets participatifs et coopératifs entre professionnels et amateurs de l’information ?
Sophie Falguères y voit « un moyen pour les journalistes de chercher à se re-légitimer, de montrer qu’ils sont indispensables et de redéfinir les frontières de leur profession. »
Notes
* Philippe Schlesinger, le chaînon manquant. « Le professionnalisme et le public », in
Paul Béaud, Pascal Flichy, Dominique Pasquier, Louis Quéré (dir.), Sociologie de la Communication, CNET Paris, 1997.
** Rémy Rieffel, L’élite des journalistes. Les hérauts de l’information, PUF, Paris 1984.
• Presse quotidienne nationale et interactivité ; trois journaux face à leurs publics, par Sophie Falguères, Presses Universitaires Blaise Pascal, 335 pages, 30 euros.
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