Débat : Les journalistes ont-ils encore une déontologie?

Article publié initialement le 20 mai 2009

Pressions économiques, confusions entre promotion et information, exacerbation du scoop, omniprésence des financiers et des commerciaux dans les rédactions,… La litanie des risques qui pèsent sur l’exercice de notre métier n’est pas nouvelle. L’ampleur de la crise économique, la proximité pour ne pas dire, l’appartenance, de grands groupes de presse à des pôles financiers, industriels ou d’armement, parfois très proches du pouvoir, ajoutent encore au malaise. Dans ce paysage, le lecteur doute, lui aussi. La crédibilité des medias n’a jamais été autant mise en cause.

Debat Ca Presse ! sur la deontologie des journalistes
Débat avec (de droite à gauche) Adam White, Loïc Hervouët, Jacques Trentesaux (modération) et Philippe Merlant

Alors, faut-il baisser les bras ? Faire le dos rond et attendre que passe le plus gros de la vague ? Accepter les « compromis », pour la survie de nos journaux ? Mouiller davantage la société civile dans nos combats pour une presse libre et indépendante ? Comment faire pour retrouver la confiance du lecteur ? Remettons-nous suffisamment en cause nos propres pratiques ? Faut-il se doter d’une instance (type « conseil de presse ») pour les réguler, voire les sanctionner ? Les différentes chartes et codes, déjà édités sont-ils réellement appliqués ?

Autant de questions soulevées lors du dernier débat Ça presse ! avec :

  • Loïc Hervouët, ancien médiateur à RFI, ancien directeur de l’ESJ de Lille et intervenant à l’IPJ où il enseigne l’éthique et la déontologie.
  • Adam White, secrétaire général de la FIJ (Fédération internationale de journalisme)
  • Philippe Merlant, co-créateur du site Place Publique, journaliste et membre de la Société des journalistes au journal La Vie.

« L’abominable vérité de la presse »

« La presse a toujours connu des moments de crise et aussi fort que celle que nous vivons aujourd’hui, rappelle Loïc Hervouet. C’est là l’abominable vérité de la presse. Après chaque guerre, de bonnes résolutions ont été prises dans le but de faire face aux critiques et de responsabiliser les médias. Cela a aboutit à divers textes : Charte de 1918, Ordonnances de 1945, Munich 1971, Chartes d’entreprise depuis les années 90, avec celle de la PQR en 1995, celle de la presse spécialisée en 1998, celle sur le fait divers conçue par Ouest France et le livre de style du Monde en 2004. »

Le conseil de l’ordre : un vilain mot !

Loïc Hervouet poursuit cette petite histoire de la presse : « Nous nous sommes dit que ce serait mieux avec des textes mais il n’y avait pas d’instance pour les appliquer. Et dès que l’on s’est avisé d’employer le terme de conseil de l’ordre ce projet est mort , au nom des dérives de ce type d’institution. En lieu et place, ce sont développés des acteurs de vigilance déontologique, inspirés des médiateurs issus des pays nordiques. Avec le risque qu’ils deviennent, comme le médiateur de TF1, l’instrument de défense du média. »

Les trois piliers de la déontologie

Loïc Hervouet nous rappelle les trois piliers de notre métier sont « le droit à l’information du public, qui est satisfait grâce à la liberté de la presse, le refus de la propagande, le respect du droit…, la recherche de la vérité qui tient par le respect des sources, l’authentification, la transparence, le refus des méthodes déloyales, le devoir de rectification, la prudence dans l’expression et le respect de la dignité humaine qui passe par la protection de l’honneur et de la vie privée, le refus du harcèlement, le respect de la présomption d’innocence, des sensibilités du public et des minorités. »

Petite précision : « Il faut distinguer la déontologie, c’est à dire ce que la profession s’est fixée comme droits, de l’éthique qui, dans une situation complexe, permet d’identifier des conflits de valeur et de trancher par une décision assumée. On peut, transgresser une valeur au nom de l’éthique. Ainsi, utiliser parfois une caméra cachée pour obtenir une information qui ne serait pas dévoilée autrement. »

Un déluge d’artifices pour vendre

« Nous vivons un moment où s’exacerbent les manquements à la déontologie sous la pression économique, constate Loïc Hervouet. On peut parler :

– de confusion entre la promotion et l’information et de déluge de partenariats : le choix des sujets s’inscrit dans des schémas d’agenda de promotion.

– de bienveillance à l’égard des annonceurs : il fût un temps où un patron de presse encourageait le journaliste qui racontait le quotidien des caissières d’une chaîne de supermarchés, même si celles-ci se plaignaient. Ce n’est plus le cas. »

– de l’exacerbation du scoop : ce n’est pas nouveau, Pierre Lazareff déclarait déjà qu’une information inexacte et son démenti, cela faisait deux infos…

Adam White : « Je plaide pour une déontologie sans faille, connue et reconnue par le grand public, les patrons des médias et les pouvoirs publics ». 

Adam White rappelle que l’information est au service de la démocratie. Or, il existe une crise démocratique que les journalistes subissent de plein fouet. « En 2008, environ 50 000 emplois ont été perdus dans les médias, constate le secrétaire général de la FIJ. Il s’agit de défendre les journalistes, d’élaborer l’avenir de la profession au sein d’un marché médiatique cassé, avec une question centrale : si la vie économique peut continuer, les valeurs et la déontologie doivent suivre. »

Restaurer la confiance avec les lecteurs

« La campagne éthique de la FIJ repose sur trois principes : le respect de la vérité, l’indépendance éditoriale et la nécessité de limiter les nuisances dans la mesure du possible, ce qui implique la responsabilité des journalistes. Pour cela, il faut se donner des objectifs : renforcer la solidarité entre journalistes, engager la société civile en restaurant la confiance entre le public et les journalistes et dialoguer avec les pouvoirs publics.»

Compter sur l’Europe 

Comment assurer l’avenir du journalisme ? Réponse de Adam White : « Il faut en discuter avec le pouvoir ! Dans tous les pays du monde, les patrons des médias demandent l’assistance des pouvoirs publics. Il n’y a pas de solution facile. Mais l’urgence, c’est le dialogue. D’ailleurs, en 2009, année d’élection du nouveau Parlement européen, la question de l’avenir des médias sera abordée aussi à l’échelon européen. La Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui tiendra sa prochaine assemblée annuelle à Varna (Bulgarie) du 15 au 17 mai 2009, a choisi comme thème central : la crise des médias et les changements à l’œuvre dans le journalisme. »

Philippe Merlant : « Nous avons en nous l’idée que le monde économique marchand va dénaturer la fonction journalistique. »

Philippe Merlant évoque la « logique du bouclier déontologique » derrière laquelle s’inscrit la presse. « Nous avons en nous l’idée que le monde économique marchand va dénaturer la fonction journalistique. Dans notre ligne de mire : la publicité et les ménages parfois effectués par les journalistes. »

Philippe Merlant constate que la profession s’est, jusque là, bien défendue des intrusions de la publicité. « La profession a tenu bon, mais d’autres moyens ont été mis en œuvre pour nous pervertir, par  exemple, l’appropriation des journaux par des groupes industriels et financiers, le poids du marketing avec les partenariats qui doivent permettre au journal de gagner de l’argent; l’intégration de la logique marchande dans notre vocabulaire (on « vend » des sujets au sein des rédactions). »

« Dans le même temps, les journalistes ont fait la part belle aux articles qui donnent des recettes, des « palmarès » (des lycées, hôpitaux…) au détriment des articles qui s’interrogent sur le pourquoi des événements. Ce qu’on a tenu sur la pub, on l’a lâché ailleurs. »

Le collectif avant toute chose

« Dans les chartes et les codes, on parle du journaliste pris individuellement, explique Philippe Merlant. Or, nous sommes sur des fonctionnements collectifs. »

Il semble à Philippe Merlant que la déontologie s’avère aujourd’hui « impuissante » et qu’il n’y a pas de réponse simple aux questions qu’elle soulève : « La question de la relecture des interviews par exemple fait débat, mais il n’y a pas de réponse simple. En ce qui me concerne, il m’arrive de faire relire quand l’article que j’écris est particulièrement technique et que je ne suis pas sûr d’avoir compris. »

Des journalistes en vase clos

« Ma conviction, c’est que les journalistes ont de moins en moins de vie en dehors de leur travail. Ils fonctionnent en vase clos, ne remplissent plus de mandats sociaux, ce qui les fait glisser du côté du pouvoir. »

« Si un nouveau texte déontologique est rédigé, il faudra associer les éditeurs pour y réfléchir. Les partenariats engagés par les journaux sont certes pénibles, mais les questions éthiques que cela soulève devrait être posées au delà du cercle des journalistes. »

 

La discussion dans la salle

François Simon : « Loïc Hervouet a évoqué la question des caméras cachées, en précisant que c’est une non-valeur, mais que des valeurs supérieures peuvent permettre de l’utiliser. Que dire d’une émission entière fondée sur cet usage ? C’est bien immoral quand la caméra cachée devient l’objet de l’émission. »

Adam White : « Il peut y avoir des conflits entre le droit à la vie privée et les actions journalistiques, dans l’intérêt du public. Il faut l’expliquer honnêtement au public quand cela arrive. Nous avons le devoir d’être honnêtes et transparents et de dire : nous avons cassé un principe à cause d’une valeur plus haute. »

Jacques Trentesaux : « Dans l’application de la déontologie, les pigistes sont dans un rapport de force économique défavorable. Comment peuvent-ils défendre les valeurs journalistiques sans se mettre en danger ? »

Adam White : « Il y a un fort besoin de solidarité sur ce sujet. Les pigistes doivent bénéficier du soutien de leurs collègues, des associations des syndicats… Et nous devons leur donner assistance. »

Isabelle Répiton, (journaliste à La Tribune) : « Avant la vente de la Tribune, les journalistes se sont mobilisés pour défendre l’élaboration d’une Charte déontologique. Nous pensions nous distinguer en proposant une charte plus ambitieuse qui engage l’éditeur, la rédaction et le public. L’éditeur, à notre surprise, a été plus loin en proposant qu’elle engage l’ensemble du groupe : les commerciaux par exemple. Mais il n’est pas acquis que cette Charte soit remise à tout nouvel entrant. La SDJ de la Tribune voulait que lui soit reconnu des droits en cas de non-respect de la Charte. Elle n’a pas obtenu de droit de publication, seulement un médiateur qui donne son avis sur le site du journal. Il s’agit de Philippe Labarde, choisi par l’éditeur et la SDJ. En 18 mois d’existence de la Charte, le médiateur n’a jamais été saisi. En fait, il aurait dû l’être une ou deux fois : quand la réponse d’une entreprise est parue sous forme d’article et quand, dans un supplément, une personne a été interviewée par le Directeur Général de la Tribune (au lieu d’un journaliste !).

Marie-Céline Terré, (dirige MCC conseil et communication) : « A vous écouter, on a l’impression que vous ne vivez pas dans une entreprise qui a un produit à vendre. Seriez-vous de purs esprits qui se situent au dessus des questions triviales ?

Vous oubliez le modèle économique qui est le vôtre : ce sont à la fois les lecteurs et les annonceurs qui achètent. Vous avez deux publics et c’est une réalité que vous ne pouvez oublier. Comment réagir face aux abus commis par certains journalistes ? Je me rappelle d’un journaliste à qui nous avions transmis une information sous embargo, pour des raisons techniques. Il l’a respecté pour son entreprise, mais pas sur son blog ! On pourrait parler également des informations fausses qui paraissent dans la presse au conditionnel, comme si cela faisait une différence pour le lecteur.

J’aimerais évoquer également la couverture des plans sociaux par les journaux. Il y a une surenchère sur la prise d’otage des patrons et les papiers ne sont pas équilibrés, alors qu’il faudrait à la fois avoir le point de vue de l’entreprise et des représentants des salariés. »

Isabelle Répiton : « Notre premier public est le lecteur. C’est l’information de qualité qui nous permettra de regagner sa confiance. »

Yann Kervéno : « Oui, les journalistes sont de purs esprits. Et il était facile de défendre cette position avec les patrons de presse d’il y a 30 ans. Notre douleur, c’est l’inconséquence des entrepreneurs d’aujourd’hui. Si la presse est en échec, ce n’est pas une question de maquette ou de format, mais une question de fond. Il faut accepter la critique et dialoguer avec la société. »

Emmanuel Vaillant : « En tant que journaliste, je réclame l’indifférence par rapport à l’annonceur. Cela ne signifie pas que je vis dans un monde irréel. Nous ne devons pas oublier que nous sommes là pour informer le lecteur. C’est notre seul public. L’annonceur ne paye que parce qu’il y a des lecteurs. »

Philippe Merlant : « Cela ne me gêne pas qu’il y ait deux types de clients. La vente aux annonceurs est liée au pouvoir d’achat des lecteurs. Et la presse colle aux attentes des lecteurs cadres. »

Loïc Hervouët : « Ce que vous nous servez, c’est le discours global des communicants : c’est nous qui vous faisons vivre. Je vous renvoie à l’instrument de réflexion conçu par le Pr Potter, consistant à se demander : quelle est ma véritable allégeance ? Pour le journaliste, c’est le lecteur. Pour le communicant, c’est l’annonceur. »

Lorenzo Virgili : « En matière déontologique, qui juge de ce qui est acceptable ou pas ? »

Loïc Hervouet : « Il faut recourir à des instances démocratiques ouvertes pour élaborer une jurisprudence de l’acte éthique. En cas d’entorses à la déontologie, je ne plaide pas pour une sanction, mais plutôt pour une publication.

Philippe Merlant « La régulation interne patine. Il faudrait l’intervention du public dans la médiation nous serait nécessaire, et de même que la fondation d’un conseil de presse. »