Est-il encore possible pour les médias et les journalistes d’enquêter sur les grandes entreprises ? En Grande-Bretagne, le Guardian se heurte à un puissant distributeur Tesco. L’affaire a inspiré à son rédacteur en chef, Alan Rushbridger, un très long article, A Chill on « The Guardian » [Un froid sur…], publié dans la New York Review of Books, en janvier 2009. L’occasion de réfléchir aux solutions possibles.
Tesco est une puissante multinationale [de la taille de Carrefour], qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 50 milliards de livres [autant d’euros], et 5 milliards de bénéfices. Actuellement, Tesco cherche à se développer en Asie et aux États-Unis. Cette entreprise a décidé d’attaquer le Guardian.
Les journalistes du Guardian se sont trompés
Le motif ? Le Guardian s’est trompé. Dans un article [retiré depuis du site du journal], deux de ses journalistes ont écrit que Tesco voulait éviter de payer 1 milliard de livres d’impôts à la suite d’un complexe montage financier réalisé grâce à des sociétés domiciliées notamment dans ces paradis fiscaux que sont les îles Caïman ou Jersey.
L’erreur ne vient pas tant du fait que Tesco cherche à payer le moins de taxes possibles, mais d’une confusion commise par les deux journalistes pourtant expérimentés qui suivaient le dossier : ils ont confondu deux systèmes de taxation notamment : « Stamp Duty » et « Corporation Tax ». Comme l’écrit cruellement Tim Worstall dans un commentaire sur un post de Buzzmachine: « Ils n’ont absolument pas compris ce sur quoi ils écrivaient ».
Suffit-il aujourd’hui de clamer sa « bonne foi » ?
Alan Rusbridger confirme mais surtout explique dans A Chill on « The Guardian » :
« Ce type de journalisme financier est connu pour être difficile, coûteux et exigeant du temps. Peu de reporters ont la formation pour démêler et donner un sens cohérent aux informations que les sociétés rendent publiques (…) La grande majorité des journalistes et des secrétaires de rédaction —y compris ceux qui sont spécialisés dans l’économie d’entreprise— ignorent comment mettre à plat les structures extrêmement complexes des groupes (…) Un expert financier peut comprendre la comptabilité publique, mais être faible en comptabilité d’entreprise. Un spécialiste de la comptabilité d’entreprise peut connaître peu de choses, voir rien sur le système de taxation. »
Bref, comme l’écrivait Stéphane Lauzanne, dans les années 1920, le journaliste « cherche partout la vérité. Quand il croit l’avoir aperçue, il prend sa plume pour la décrire (…) Souvent, il se trompe; parce que sa lanterne est trop faible ou parce qu’il la manie de travers : alors il fait du mal. Mais entendez bien ceci, il est presque toujours de bonne foi » (Sa majesté la presse, Paris, Fayard, 1925).
Une erreur peut-être extraordinairement coûteuse
Problème, la bonne foi ne suffit pas, [elle n’a d’ailleurs jamais suffit !] tant l’erreur peut être coûteuse. Coûteuse pour la « victime » de l’erreur, en l’occurrence Tesco : une fausse information de ce type peut faire chuter le cours de Bourse, légitimer des enquêtes fiscales, etc. Mais aussi coûteuse tout court : à ce jour, le montant des frais engagés en frais d’avocats, d’experts, etc. se chiffre à 7,6 millions de livres (autant d’euros environ), une somme à partager en part égales entre les deux protagonistes. [La législation britannique sur la diffamation est moins protectrice que la française].
Ce chiffre astronomique peut expliquer le fait que peu de journaux —ou de sites— aient envie de se risquer sur le terrain de ces complexes enquêtes économiques et financières [d’ailleurs, l’action de Tesco a de facto un effet dissuasif]. Il n’y a que des coups à prendre, et il est difficile d’intéresser le grand public en raison de l’aridité —et de la difficulté— du sujet. Bref, beaucoup de risques, pour peu de gains.
Comment sortir de cette spirale négative ?
Bref, comment sortir de cette spirale négative, si l’on admet que la presse à un rôle important en démocratie et que son travail peut-être justement de chercher si des entreprises fraudent pour payer moins d’impôt ? Plusieurs pistes peuvent être explorées, pour éviter les erreurs grossières commises par le Guardian et faire en sorte que la presse [entendue ici au sens large, presse papier, sites et blogs] continue son travail essentiel.
• Les journalistes spécialisés restent indispensables. On en voudra pour preuve le fait qu’alors que le Guardian connaissait ses démêlés, le magazine satirique britannique, Private Eye, publiait deux articles expliquant la stratégie de Tesco pour éviter de payer des… « corporation tax ». Mais, ce magazine emploie « un spécialiste des taxes qui a travaillé pour HMRC« , une agence gouvernementale spécialisée notamment dans la détection des… fraudes fiscales, comme le précise Alan Rusbriger, et Tesco ne l’a pas attaqué.
Problème, la diminution des effectifs dans toutes les rédactions est antinomique avec la spécialisation, et encore plus avec l’hyper-spécialisation.
• Le recours aux blogueurs spécialisés. Cela peut paraître la solution miracle. Sur de tels sujets, il existe des blogueurs spécialisés [c’est le principe même du blog] qui sont parfaitement capables de démêler l’écheveau de ces montages financiers. Mais, cela sous-tend plusieurs interrogations :
– quel est le degré d’indépendance de ces blogueurs spécialistes vis-à-vis des entreprises concernées ? Sur des sujets aussi pointus, le nombre d’experts est très faible et travaillent souvent pour les entreprises concernées.
– comment impliquer des blogueurs sur une longue durée [des enquêtes de ce type peuvent durer plusieurs semaines avant de déboucher], alors même qu’ils n’appartiennent pas à une rédaction ? C’est toute la question de la collaboration blogueur-journaliste.
– comment couvrir les risques courus par les blogueurs? Une association américaine de blogueurs (Media Bloggers Association) propose désormais à ses adhérents une assurance qui permet de couvrir les frais en cas d’accusation de diffamation, violation du copyright, etc. Au vu des sommes risquées, cela paraît un minimum. Mais qui chez les blogueurs, conscient des risques encourus sera prêt à les courir en connaissance de cause ? Il suffit de lire le post, Who will win the Guardian/Tesco battle ?, d’Alex Hawkes, blogueur britannique spécialisé, pour mesurer avec quel prudence de chat ce sujet brûlant est abordé. Comme il écrit : « Je ne suis pas fou à ce point… »
• La législation apporte-t-elle une protection suffisante aux médias qui s’engagent sur des sujets d’intérêt public ? Aux États-Unis, il existe, le 1er Amendement de la Constitution [« Le Congrès ne pourra faire aucune loi (…) restreignant la liberté de parole ou de la presse »] et une jurisprudence protectrice, « la doctrine Sullivan » qui date de 1964, et concerne justement ces sujets. En Australie, The Uniform Defamation Laws, [analysée sur le site du Conseil de presse australien] a été voté en 2006. « Il interdit, écrit Alan Rusbridger, aux entreprises d’attaquer pour diffamation, à moins qu’elles comptent moins de 10 salariés ou que ce soient des entreprises not-for-profit » [fondations ou associations, par exemple].
En France, nous n’avons rien de tel. Il suffit de se souvenir des démêlés de Capital avec le groupe Intermarché [une enquête publiée dans le n°67 du magazine, d’avril 1997, sous le titre « Intermarché : les mousquetaires sont fatigués » avait valu au titre d’être boycotté], de ceux plus récents de Laurent Mauduit de MediaPart avec les Caisses d’Épargne ou encore de l’écrivain Denis Robert, contraint de jeter l’éponge devant l’avalanche de procès auxquels il était confronté, pour mesurer la fragilité de la situation des médias et plus encore des blogueurs ou des indépendants.
Bref, ce sujet très loin d’être épuisé, d’autant que personne, à l’heure d’Internet, n’est à l’abri du « tourisme juridique » (libel tourism)…
• Source initiale : The Risk of reporting, de Jeff Jarvis Buzzmachine
• Compléments d’information : Communiqués de presse Tesco du 28 février 2008 (Tesco demande des excuses…) et du 4 avril 2008 (Tesco engage des poursuites…).