« On peut être sérieux sans porter de cravate », « il faut toujours aller de l’avant », « il est possible de gagner de l’argent sans vendre son âme au diable », « la démocratie fonctionne sur le web »… La philosophie d’entreprise de Google tient en dix points. Mais que se passe-t-il lorsque ces Dix commandements font le quotidien du milliard d’individus qui utilisent quotidiennement ce moteur de recherche. C’est tout le mérite de L’Entonnoir, un court livre corédigé par une quinzaine d’universitaires, que d’ouvrir la réflexion sur les multiples impacts de ce phénomène.
[ce post fait suite à Moteurs de Recherche: éléments de compréhension, publié précédemment sur ce blog]
Très curieusement, Google est épargné par la suspicion qu’entraînent chez ces mêmes journalistes la consultation d’autres sources numériques comme des blogs (« une source si je sais que la personne existe, si je la connais ») ou des sites (« jamais je ne me contente de prendre l’information sur les sites web sans la recouper »). Ce « hiatus » est d’autant plus intéressant, pour les chercheurs que « ces enquêtés ne sont pas des novices dans l’usage des TIC: la majorité d’entre eux ont travaillé par le passé dans une rédaction multimédia, ils produisent presque tous des articles pour le web et s’intéressent personnellement au multimédia ».
Les grands moteurs de recherche sont des médias d’un nouveau genre
Cela pose donc la question de la formation. Elle est cruciale expliquent Alexandre Serres et Olivier Le Deuff (2): « Les outils ne sont jamais simples, surtout les technologies de l’intelligence qui transforment en profondeur nos manière de s’informer, d’apprendre et de communiquer. (…) Surtout, les grands moteurs de recherche ne sont plus seulement des ‘outils‘, mais de véritables médias d’un nouveau genre, de nouvelles puissances (économiques, financières, culturelles, poçlitiques, éducatives…), devant lesquelles les internautes citoyens (…) ne sauraient rester aveugles ou naïfs.
Les deux chercheurs tordent le cou à cette idée classique qui veut que l’habileté technique à l’endroit des nouvelles technologies fasse tout : « L’habileté technique, dont font preuve la plupart des jeunes d’aujourd’hui, n’est aucunement synonyme d’autonomie intellectuelle fasse à l’information, et il faut différencier les habiletés informationnelles, permettant d’être ‘familier’ avec l’information (info-savy) et les habiletés techniques (techno-savy). » Dit autrement ,l’équation « digital native = information native » est fausse.
Des confusions qu’il faut lever
A titre d’exemple, Alexandre Serres et Olivier Le Deuff donnent 4 exemples de « confusion », qui existent dans le discours sur les moteurs de recherche et qui méritent d’être éclaircis:
1 – la notion de pertinence
Les résultats de Google sont dits « pertinents », mais, soulignent-ils, cette notion est autrement complexe. Ils distinguent, s’appuyant sur les travaux de Sylvie Dalbin de l’Inria, trois sortes de pertinence, qui coexistent:
• la pertinence-système, c’est-à-dire la capacité d’un système documentaire à indexer et retrouver un document en réponse à une requête. Disons, que c’est ce type de pertinence qui fait le succès de Google.
• la pertinence-utilisateur. Elle englobe la pertinence de la formulation de la requête et celle des résultats par rapport au besoin d’information de l’usager. Apprécier la qualité de cette pertinence est subjectif, mais c’est cette voie que le web sémantique apportera —peut-être— des réponses
• la pertinence-thème; qui est « celle du document retrouvé lui-même, indépendamment de ce que connaît déjà le lecteur [internaute], ou de ce qui est présent dans le système, en regard des thèmes recherchés. »
2 – Les notions de fréquentation et de validation
Dans le classement des moteurs de recherche plus vous avez de visiteurs (« affluence »), plus vous avez d’autorité (« influence »). Dit plus vulgairement, sur le web la quantité signifie la qualité, et il manque d’outils pour discriminer la qualité, notion où rentre, il est vrai, une part de subjectivité.
3 – Le brassage entre différents types d’information
Google — mais aussi d’autres, comme Bing, le moteur de Microsoft—, veut devenir un « guichet unique de recherche universelle » et pour cela selon le mot de Melissa Meyer, sa vice-présidente chargée du développement, « casser les murs » entre les différentes informations disponibles, et en particulier les info-data (les données) et l’information sociale (c’est-à-dire « l’information »). « Ce processus risque de conduire, estime Alexandre Serres et Olivier Le Deuff, à une dévaluation de l’information (au sens d’information sociale), venant accompagner la dévaluation du savoir. »
4 – La monétisation des requêtes
La monétisation des mots-clés de recherche. Ici, notent-ils, cette vente aux enchères « constitue une transformation insidieuse de l’information, puisque ce n’est plus le résultat qui fait l’objet d’une certaine valeur mais la requête elle-même ». Une transformation d’autant plus « insidieuse », que la majorité des internautes ignore ce phénomène.
Au fait, pourquoi « l’entonnoir »? Cette métaphore, explique Hervé Le Crosnier dans sa préface, « comme toutes celles auxquelles on peut penser, ne peut représenter qu’une partie du Google-monde. Il s’agit pour Google de transvaser tout l’internet, les milliards de pages disponibles, dans ses centres serveurs, puis de rendre indispensable l’usage du moteur de recherche à celui qui veut retrouver une information, un document, une personne, une vidéo, une musique, voire même un extrait d’une conversation par mail ou forum. Bref, d’accéder à la vie numérique par le petit bout de l’entonnoir. »
– L’Entonnoir, ouvrage collectif coordonné par Brigitte Simonnot et Gabriel Gallezot. C&F éditions, Caen, 2009, 246 pages, 24 euros
Notes
(1) Nicolas Pélissier est maître de conférences à l’Université de Nic-Sophia-Antipolis et dirige le Master européen « médias, communication, culture »; Mamadou Diouma Dialio est chercheur au laboratoire I3M.
(2) Alexandre Serres est maître de conférence en Science de l’information et de la communication à l’Université de Rennes 2; Olivier le Deuff est chercheur sur la culture de l’information et la formation à l’information.