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#6 George Orwell journaliste : la critique comme un art

Les critiques de George Orwell sont à juste titre célèbres. Nourries par un immense culture littéraire et poétique, mais aussi par sa réflexion politique et sociale, elles visent d’autant plus juste, qu’elles sont sans concession.

La série de posts sur « George Orwell »


Un nom qui m’intéressait beaucoup à l’époque était celui d’E.A. Blair. Il écrivait des critiques insensées et des textes pleins de vie qui ressemblaient à des passages d’un livre en devenir. (1)

Qu’avaient donc « d’insensées » ces critiques qui méritaient à ce novice —qui signait encore Eric Arthur Blair— d’être « repéré » par Jack Common, un écrivain anglais, au tout début des années 1930. À les relire aujourd’hui, elles ont surtout le mérite d’être franches, voire brutales. Par exemple, l’une des premières est une recension d’Angel Pavement, un roman de J.B. Priestley. Celui-ci est alors auréolé de l’immense succès de son ouvrage précédent The Good Companion, qui a obtenu un prix littéraire prestigieux, le James Tait Black Memorial Prize, et il est facilement comparé à Dickens.

Il en faut plus pour impressionner Eric Blair, qui assassine tranquillement le livre:

Il suffit de comparer ces six cent pages honnêtement ficelées (et l’on est bien obligé de faire la comparaison, après tout ce qui s’est dit sur M. Priestley) aux autres « romans de Londres » —Riceyman Steps de M. Arnold Bennett, The Secret Agent de Conrad, Bleak House de Dickens, par exemple— pour se demander aussitôt avec incrédulité s’il est vrai que quelqu’un a réellement pu prendre un jour M. Priestley pour un maître. Si rien dans son œuvre n’est rédhibitoire, on cherche en vain la lueur de beauté, le moindre semblant de profondeur de beauté, le moindre semblant de profondeur de pensée, le brin d’esprit, capable de laisser une trace dans la mémoire. Le livre n’est qu’un article standard étiré sur six cents pages… » (2)

« Il  y a des moments où il est plus sage d’accepter sans trop chercher à savoir »

Peu de temps auparavant, il avait chroniqué une biographie consacrée à Herman Melville, l’auteur de Moby Dick. Dans sa critique, il verse d’abord le miel, « ce livre admirable », « on a tous les éléments en mains pour comprendre la terrible routine quotidienne à laquelle s’est trouvé asservi Melville une fois ses voyages terminés », avant d’en arriver à la faute. L’auteur, Lewis Mumford, ne se contente pas « d’exposer, de critiquer », il veut aussi « interpréter ». Eric Blair y voit « le seul défaut important du livre ». Il répand alors le sel:

La critique qui se propose d’interpréter —c’est-à-dire de rechercher le sens et la cause profonde de chaque action— est une chose excellente quand elle s’applique à un homme, mais une méthode dangereuse quand il s’agit de rendre compte d’une œuvre d’art. poussée au point extrême de sa logique, elle aboutirait à faire disparaître l’art lui-même. (…) tant qu’il interprète la personne de Melville, en analysant sa philosophie et sa psychologie, son sentiment religieux et sa vie sexuelle, M. Mumford se montre excellent. Mais dès qu’il en vient à interpréter la poésie de Melville, le résultat est nettement moins convaincant. Car la seule manière « d’interpréter » un poème, c’est de le réduire à une allégorie —ce qui équivaut à manger une pomme pour ses pépins. Comme dans la vieille légende de Cupidon et Psyché, il y a des moments où il est plus sage d’accepter sans trop chercher à savoir. (3)

L’une des caractéristiques du critique George Orwell sera toujours d’aborder le sujet dont il doit parler par un biais inattendu. Par exemple, le 21 mars 1940, dans le New English Weekly est publiée sa recension de Mein Kampf, qui vient d’être réédité par une vieille maison d’édition anglaise Hurst & Blackett, sous une nouvelle jaquette, et avec une nouvelle préface.

Si l’opportunisme de l’éditeur ne trouve pas grâce aux yeux de George Orwell —l’ancienne préface était rédigée,  écrit-il « dans l’intention évidente d’atténuer la brutalité du livre et de présenter Hitler sous un jour aussi aimable que possible »—, l’essentiel n’est pas là, pour lui. Il élargit son propos au succès que rencontrent la personnalité et les idées d’Hitler, ce « monomane », dont le programme aboutirait à « un effrayant empire à la population décervelée où toute la vie se réduirait à former les jeunes gens à la guerre et à mettre au monde toujours plus de chair à canon ».

Pour donner plus de force à son propos, il va se situer face à un personnage qu’il tuerait certainement « si l’occasion m’en était offerte », mais à l’encontre duquel il s’est trouvé « incapable d’éprouver la moindre animosité personnelle ». Une distanciation essentielle, car elle va lui permette d’expliquer le succès du dictateur allemand, à partir de sa personnalité, en se présentant certes comme un adversaire, mais un adversaire « neutre », si l’on peut dire. Hitler, sous la plume de George Orwell,  est présenté comme étant « le martyr,la victime: Prométhée enchaîné à  son rocher, le héros avide de sacrifice qui livre à mains nues un combat sans espoir (…) Une telle pose exerce, bien sûr, un violent attrait: la moitié des films qu’on peut voir tournent autour de ce thème. »

Mais surtout, écrit-il, « il  a compris la fausseté de la conception hédoniste de la vie (…) la désolation intérieure qui est celle de Hitler lui fait ressentir avec une force exceptionnelle cette vérité que l’être humain ne veut pas seulement le confort, la sécurité, la réduction des heures de travail, l’hygiène, le contrôle des naissance et, d’une manière générale, tout ce qui est conforme au bon sens. » Bref, il est à rebours de ce que prône le socialisme, et dans une moindre mesure le capitalisme, à savoir « Je vous offre du bon temps ». Hitler leur dit « Je vous offre la lutte, les périls et la mort », avec ce résultat, précise-t-il, « qu’une nation toute entière s’est jetée à ses pieds. » (4)

George Orwell savait « exécuter » en quelques lignes un livre qu’il jugeait mauvais

George Orwell savait exécuter en quelques mots un livre, souvenir sans doute de l’époque lointaine où il vivait en Birmanie. Lorsque le numéro d’une revue à laquelle il était abonné lui déplaisait, « il l’accrochait à un arbre et vidait le chargeur de son pistolet sur cette cible improvisée jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien. » (5) Voici un exemple de double exécution en un paragraphe. Felix Fénéon n’aurait pas fait mieux:

The Jungle est intéressant pour qui aime les faits —et vous pouvez être sûr qu’ils sont authentiques, car personne n’a jamais réussi à gagner un procès en diffamation contre Upton Sinclair. En revanche, A Hind Let Loose est, comme tous les livres de Montague, ennuyeux et creux. Encore une de ces auteurs « pétillants d’esprit » —tout en bulles et rien en goût, comme l’eau de Seltz. (6)

En fait, cette dureté, sera l’un des traits caractéristiques de ses critiques, essentiellement vis-à-vis de l’édition anglaise qu’il trouve recroquevillée sur elle-même, comme l’explique son biographe Gordon Bowker: « Il utilisera de plus en plus sa clarté de style pour attaquer l’état ​​dans lequel se trouvent les lettres anglaises. Il s’en prendra aux journaux corrompus qui défendent des livres en échange de publicité, et déplorera l’isolement de la littérature anglaise par rapport à la littérature européenne. » (7)

Il est bien sûr difficile d’ordonner le foisonnant travail critique de George Orwell tant il a couvert de champs différents. On peut trouver, malgré tout, quelques lignes forces. Il s’est toujours intéressé aux lieux où il a vécu et aux événements auxquels il a été mêlés. C’est le cas de la Birmanie et de l’Espagne. Il suivra avec assiduité l’actualité éditoriale sur ses sujets, manière pour lui aussi de poursuivre sa réflexion sur le colonialisme —plus exactement son combat contre le colonialisme—, et de défendre son point de vue sur une guerre dans laquelle il avait été engagée.

« Ce genre de texte en prose me donne envie de tirer une salve de vingt et un coups de canon »

Henry Miller en 1940 (photo: Carl Van Vechten - Library of Congress)

Mais la partie la plus passionnante de son œuvre critique concerne la poésie et la littérature. Pour le dire trivialement George Orwell « avait l’œil ». En témoigne la manière dont il a « repéré » Tropique du cancer d’Henry Miller, un livre alors introuvable en Angleterre. Peut-être, ce livre plus ou moins autobiographique qui raconte la vie difficile d’un Américain désargenté à Paris, a-t-il attiré son attention en raison de l’expérience similaire qu’il avait lui-même vécu quelques années auparavant, mais plus sûrement, il a décidé de défendre ce livre en raison de ses qualités propres et l’une d’elle est qu’il s’affranchit de la »décence » qui corsète alors les romans anglais: « Sa caractéristique la plus immédiatement perceptible, et peut-être essentielle, est la façon dont il décrit les rapports sexuels. Ces descriptions sont intéressantes non en raison de leur attrait pornographique (c’est même tout le contraire) mais parce qu’elles constituent une tentative consciente pour rendre compte de la réalité des faits. Elles montrent la vie sexuelle du point de vue de l’homme de la rue. »

Il l’admire aussi en raison de ses qualités stylistiques, « d’un point de vue strictement littéraire, son livre est très efficace, sinon éblouissant. Il est solidement écrit avec très peu de concessions au débraillé qui caractérise l’écriture moderne ». (8)

De ce jour, George Orwell ne va plus lâcher Henry Miller, et lorsque paraît Black Spring [Printemps noir], il le chronique également avec chaleur:

« On distinguait déjà dans le précédent livre de Henry Miller [Tropique du Cancer] une tendance de l’auteur à coucher ses rêves sur le papier, et je crois qu’il a été poussé plus loin encore dans cette direction par sa remarquable maîtrise du langage, maîtrise qui lui permet de passer de la réalité au rêve débridé et des pissotières aux anges sans donner le moindre sentiment d’effort et sans qu’on ait la moindre sensation d’incongruité. »

Il ajoute pour saluer la qualité de la prose de l’ouvrage cette phrase stupéfiante d’enthousiasme: « C’est le genre de texte en prose qui, lorsque je le lis, me donne envie de tirer une salve d’honneur de vingt et un coups de canon. » (9)

George Orwell se trouvait souvent à l’étroit dans le format standart de la critique littéraire qui ne lui laissait qu’environ 600 mots [4000 signes environ] pour chroniquer plusieurs livres. Pour cette raison, il plaidait pour de très longues critiques à réserver « aux rares ouvrages qui semblent le mériter » [lire George Orwell, Le critique de la critique]. Il fera une démonstration magistrale de cette proposition dans le premier chapitre de son essai Dans le Ventre de la baleine, dans lequel il va reprendre et creuser toutes les idées qu’il n’avait fait qu’amorcer dans ses deux précédentes critiques sur le travail d’Henry Miller.

Impossible de résumer ce texte, où il met sans arrêt les livres de Henry Miller en regard avec les évènements qui se produisent dans le monde, où il les croise et les compare avec Ulysses [Ulysse en français] de James Joyce ou le Voyage au bout de la nuit de Céline, ou encore avec l’œuvre et la personnalité de l’écrivain et poète américain Walt Whitman:

Le Voyage est un livre à thèse, un livre qui veut dénoncer les horreurs ou l’absurdité de la vie d’aujourd’hui —en fait de la vie tout court. C’est un insoutenable cri de dégoût et d’écœurement, une voix qui nous vient de la fosse d’aisance. Tropic of Cancer est quasiment l’inverse. La chose est devenue si rare qu’elle paraît presque anormale: c’est le livre d’un homme heureux. (…) Ce sont précisément les aspects de la vie qui remplissent Céline de dégoût qui le remplissent, lui, de joie. Bien loin de s’indigner, il accepte. Et cette acceptation est profondément semblable à celle d’un autre Américain, Walt Whitman. » (10)

Il y a dans l’œuvre de Shakespeare cette part de « quelque chose qu’il faut bien appeler l’art »

George Orwell se fera une spécialité de ses essais critiques en profondeur dans lesquels il passe à son crible l’ensemble du travail d’un de ses auteurs favoris. Ils sont peu nombreux. Ce sera le cas de Charles Dickens [Dans le ventre de la baleine], de Swift, dans son essai Politique contre littérature: à propos des Voyages de Gulliver, de Mark Twain, Yeats, Koestler,  ou encore de Rudyard Kipling. Ce devait être le cas aussi pour Joseph Conrad, puisque l’on sait qu’il préparait, quelque temps avant sa mort, des notes en vue d’un essai. Malheureusement, il n’aura pas le temps de le rédiger.

Il n’hésita pas non plus à s’attaquer au monstre sacré de la littérature anglaise qu’est Shakespeare. Pour cela, il s’appuiera sur une « diatribe » écrite par Tolstoï, dans laquelle, nous dit George Orwell, celui-ci « démolit proprement le dramaturge. » Avec son art du contre-pied, George Orwell commence par nous expliquer que ce qu’a dit Tolstoï « est vrai »:

Shakespeare n’est pas un penseur et les critiques qui proclamaient qu’il comptait parmi les plus grands philosophes proféraient des inepties. Ses idées ne sont qu’un bric-à-brac, un fourre-tout. Comme la plupart des Anglais, il avait une ligne de conduite, mais aucune vision du monde, aucune disposition pour la philosophie. Il est également vrai que Shakespeare se soucie fort peu de la vraisemblance et se donne rarement la peine de construire des personnages cohérents. Comme on sait, il utilisait généralement des pièces existantes pour en démarquer à la va-vite l’intrigue, y introduisant souvent des absurdités et des incohérences absentes de l’original (11)

Mais voilà explique George Orwell, ces critiques pour fondées qu’elles soient ne portent pas, car Tolstoï « passe à côté de la question » en le voyant seulement comme « éducateur et penseur ». Shakespeare est d’abord un poète, et il y a dans son œuvre cette part « qui relève de quelque chose qui n’a rien à voir avec la morale ou le sens de l’œuvre, de quelque chose qu’il faut bien appeler de l’art ».

Il reprenait ici, une idée qu’il avait développée une semaine auparavant à le BBC, où il s’essayait à définir La frontière entre l’art et la propagande. Il expliquait —nous sommes en 1941— que la « critique littéraire à l’ancienne manière —une critique vraiment judicieuse, scrupuleuse, honnête, traitant l’œuvre d’art comme une valeur en tant que telle— a vu son exercice devenir à peu près impossible ». La raison? « La littérature a été écrasée par la propagande » et de poursuivre « dans un monde où fascisme et socialisme se livraient un combat sans merci, tout individu conscient devait choisir son camp, et ses convictions devaient inévitablement se refléter dans ses écrits mais aussi dans ses jugements littéraires. »

Résultat, pendant une dizaine d’années [les années 1930] »la littérature s’est trouvée, poésie comprise, inextricablement liée à la l’activité pamphlétaire, a rendu un grand service à la critique littéraire, dans la mesure où elle a ruiné l’illusion du pur esthétisme. Elle [cette période d’une dizaine d’années] nous a rappelé (…) que nos jugements esthétiques sont toujours affectés par nos croyances et nos préjugés. » (12)

Il devait être encore plus explicite dans Politique contre littérature, lorsqu’il s’interrogeait sur le rapport entre « l’approbation des opinions d’un écrivain et le plaisir que procure son œuvre »:

Si l’on est capable de détachement intellectuel on peut apprécier les mérites d’un écrivain avec lequel on est en profond désaccord, mais cela est tout autre chose que d’éprouver du plaisir. Si l’on admet qu’il y a en art une distinction entre le bon et le mauvais, il faut bien que cette qualité bonne ou mauvaise  réside dans l’œuvre d’art elle-même, non pas indépendamment de l’observateur bien sûr, mais de son état d’esprit du moment. (…) Si un livre vous irrite, vous heurte ou vous alarme, vous n’y trouverez aucun plaisir, quels qu’en soient les mérites. S’il vous semble réellement pernicieux, susceptible d’exercer une quelconque influence dangereuse, vous serez probablement porté à élaborer une théorie esthétique lui déniant tout mérite. La critique littéraire actuelle consiste dans un large va-et vient frauduleux entre deux systèmes de valeurs. Et cependant le phénomène opposé peut également se produire: le plaisir peut l’emporter sur la désapprobation, même si l’on reste parfaitement conscient de son désaccord avec ce qui le procure. » (13)

Pour George Orwell, le plaisir l’a toujours emporté sur la désapprobation. C’est ce qui fait la force de ses critiques.

Notes

  1. George Orwell, par Bernard Brick, Flammarion, Paris, 2008, p. 236.
  2. Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, p. 47.
  3. Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, p. 39.
  4. Essais, Articles, Lettres, volume II, Éditions Ivrea, Paris, 1996, p. 21 et suivantes. Hasard du calendrier? Le 13 mai 1940, moins de deux mois après la parution de cette chronique, Winston Churchill lance sa célèbre adresse à la nation britannique: « Je n’ai rien d’autre à vous offrir que du sang, du labeur, des larmes, de la sueur » [extrait ici]
  5. Cette anecdote de Jack Common est reprise dans George Orwell, par Bernard Brick, Flammarion, Paris, 2008, p. 236
  6. Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, p. 297.
  7. George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p.173.
  8. Le texte de cette critique se trouve dans Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, p. 200 et suivantes.
  9. Cette recension se trouve dans Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, pp. 294-296.
  10. Le Ventre de la Baleine, chapitre I, in Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, pp. 614-625
  11. Tolstoï et Shakespeare [Lear, Tolstoï and Shakespeare], in Essais, Articles, Lettres, volume II, Éditions Ivrea, Paris, 1996, p. 164.
  12. La Frontière entre l’art et la propagande, in Essais, Articles, Lettres, volume II, Éditions Ivrea, Paris, 1996, p. 158 et suivantes.
  13. Politique contre littérature: à propos des voyages de Gulliver, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 267-268.
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