[the] media trend

#1 Charles Dickens, le reporter sténographe

Le journalisme a toujours accompagné Charles Dickens, dont les Britanniques viennent de fêter le 200e anniversaire de naissance. Il a débuté comme sténographe au Parlement britannique, avant de devenir un reporter au sens plein du terme. Mais ses succès littéraires ne lui feront jamais oublier la presse, puisqu’il participera dans la seconde moitié de sa vie à plusieurs lancements de journaux.

Charles Dickens jeune
Ce dessin représente Charles Dickens, jeune, et correspond à sa période de journaliste sténographe

Lorsqu’il entre dans la profession, celle-ci subit une mutation importante; les longhand reporters, qui travaillaient essentiellement « de mémoire » disparaissent pour laisser la place à de jeunes shorthand reporters, c’est-à-dire des journalistes sténographes. Une transformation à ce point essentielle, que maîtriser la sténo sera considérée comme une compétence professionnelle indispensable comme l’écrira John Pedleton un peu plus tard:

Connaître la sténo, être capable de l’écrire et de la transcrire est, par quelque côté que l’on prenne la question, la seule compétence indispensable pour être un reporter compétent ; c’est en fait la base sur laquelle un reporter peut construire sa réputation (1).

Charles Dickens ne dira pas autre chose, en 1865, lors d’un discours au dîner annuel du Newspaper Press Fund:

J’ai souvent retranscrit pour l’imprimeur, à partir de mes notes en sténo, d’importants discours publics pour lesquels la plus extrême précision était exigée; la moindre erreur aurait été pour un débutant extrêmement compromettante (2)

Il n’y alors pas d’enregistreur, qu’il soit analogique ou numérique, la prise de notes est le seul instrument fiable pour rendre compte. Charles Dickens, suivant l’exemple de son père John, a appris la méthode Gurney [un exemple de prise de notes ci-dessous]

CC Flamenco 108

 

L’apprentissage — en autodidacte— du être rude si l’on en croit ce passage de son roman autobiographique, David Copperfield, où son héros raconte ses premier pas en sténographie:

Je n’ai pas laissé ma résolution, à l’égard des débats parlementaires, se refroidir. C’était l’un des fers que j’avais conservé brûlant et je l’ai martelé avec une persévérance, qu’en tout honnêteté, je peux admirer. J’ai acheté un méthode approuvée de l’art noble et mystérieux de la sténographie (ce qui m’a coûté seize pence), et j’ai été plongé dans un océan de perplexité qui m’a amené, en quelques semaines, aux confins de la distraction.

Les changements qui dépendaient des signes, qui placés d’une certaine façon voulaient dire une chose, et d’une autre façon, quelque chose d’autre, de totalement différent; les merveilleuses fantaisies que jouaient les cercles, les conséquences imprévisibles qui résultaient de traits ressemblant à des pattes de mouches; l’effet terrible d’une courbe mal placée, tout cela troublait non seulement mes journées, mais réapparaissait devant moi dans mon sommeil.

J’avais avancé à tâtons, à l’aveugle, à travers ces difficultés, et avait maîtrisé l’alphabet —qui était un temple égyptien en lui-même— lorsqu’est apparu un cortège d’horreurs nouvelles, appelées caractères arbitraires; les personnages les plus despotiques que j’aie jamais connu; par exemple, une chose qui ressemblait à l’esquisse d’une toile d’araignée signifiait « attente », et une fusée – stylo à encre « désavantageux ». Dès que j’avais fixé ces points misérables dans mon esprit, ils en avaient chassé tout le reste: alors, je recommençais et oubliais de nouveau; alors que j’étais en train de les ramasser, j’avais laissé tomber les autres fragments du système: en bref, c’était un quasi crève-chœur. (3)

Avant de se lancer dans le grand bain du Parlement, Charles Dickens peaufinera sa pratique pendant quatre annéess comme pigiste pour un petit journal, Doctor’Commons, pour lequel il rendit compte de procès. « Son travail, explique Jean-Pierre Ohl, consiste à attendre, dans un minuscule box en planches, qu’un procureur vienne le chercher pour transcrire telle ou telle audience. Il s’agit de procédures pointilleuses, interminables » (4). Un bon entraînement donc.

Des conditions de travail éprouvantes

Tout de suite, Charles Dickens doué d’un grand sens d’observation, d’une mémoire quasi infaillible et d’une rapidité d’exécution déconcertante va s’imposer. Les conditions de travail dans l’ancien Parlement [il brûlera en 1834] sont éprouvantes. Charles Dickens, dans son discours au Newspaper Press Fund se souviendra de ses premières années de journaliste parlementaire:

J’ai usé mes genoux en écrivant sur ​​eux installé sur le banc vétuste de l’ancienne galerie de la Chambre des Communes, et j’ai usé mes pieds à me tenir debout à écrire des absurdités dans l’ancienne Chambre des Lords, où nous étions entassés comme des moutons trop nombreux, dans l’attente que la farce veuille bien recommencer .

Vers 1832, il va travailler environ trois mois pour un quotidien « radical », le True Sun. Ce quotidien se vend alors à environ 30.000 exemplaires, un chiffre considérable pour l’époque, d’autant qu’il s’agit d’un stamped paper, c’est-à-dire qu’il est soumis à une taxe, dite Newspaper Stamp Duty, qui depuis 1815 se montait 4d [quatre pence] par exemplaire. Cette taxe exhorbitante rendait les journaux inaccessibles au grand public, leur prix de vente atteignant 7 pence.

La grande affaire de l’époque était la discussion du Reform Act, qui visait à réformer le système électoral britannique, qui à l’époque privilégiait considérablement les conservateurs [Tories]. Charles Dickens était un ardent défenseur de cette réforme et trouvait qu’elle n’allait pas suffisamment loin. Il couvrit en particulier la troisième tentative de passage de cette réforme avant de retourner au Mirror of Parliament.

En 1834, l’ancien Parlement est ravagé par une incendie, une scène qu’à peint Turner [ci-dessous]

[CC York Project, 10.000 Meisterwerke der Malerei]

Après l’incendie, Charles Dickens intègre en 1834, la rédaction du Morning Chronicle, le premier journal a avoir créé une équipe de journalistes parlementaires. Au total ce sont quelques 60 journalistes, qui tous titres confondus, se partagent à tour de rôle ces places privilégiées pour  suivre les débats (5). Cette configuration montre l’importance croissante de la presse dans le débat public, auparavant monopolisé par les seuls hommes politiques.

Le travail était organisé avec rigueur. Chaque rédaction avait un « corps  » de rédacteurs, qui fonctionnait ainsi : une demi-heure de prise de notes, suivie de deux heures et demi de retranscription et de réécriture (6) . Les articles publiés ensuite n’étaient pas signés et devaient se lire comme s’ils avaient été rédigés par une seule personne.

Dans ces conditions, difficile d’attribuer tel ou tel article à Charles Dickens personnellement. Ce que l’on sait en revanche, comme le rappelle Jean-Pierre Oth, c’est qu’il s’illustra « notamment par une retranscription parfaite d’un discours interminable, celui d’Edward Stanley (7), à propos de l’Irlande ». (8)

Autoure de 1830-1840, un nouveau type de journaliste apparaît : le reporter

À nos yeux ce système de retranscription et d’emploi systématique de la sténo peut sembler anecdotique, mais elle ne l’est pas à ce moment  (autour de 1830-1840) où apparaît un nouveau type de journaliste, le reporter, comme l’explique  Ivon Asquish

… [La généralisation de la sténo] signifiait que quelqu’un pouvait se spécialiser dans l’écoute et l’observation et enregistrer cela avec précision. C’était la possibilité de récupérer la réalité dans toutes ses dimensions à l’occasion d’un reportage, ce qui transformait [cette activité] en une profession. Une des plus importantes divisions du travail dans le process de fabrication d’un journal avait dès lors eu lieu —important, car il est apparu pour satisfaire une demande du lecteur. Il donne au reporter, qui se situe entre l’événement et le lecteur, une aura de neutralité; (…) il relie le fait de rendre compte à la perspective de la science expérimentale; il donne à l’écrivain un outil qui lui permet d’aspirer au statut d’ingénieur et de philosophe. (9)

ainsi qu’une nouvelle forme de journalisme, le reportage, définit comme étant une « pratique discursive centrée sur les faits »,  par le sociologue des médias Jean K. Chalaby, qui en dessine les deux principales caratéritistiques:

  1. une dissociation entre les faits et les opinions, même si précise-t-il « cela ne signifie pas que les reportages [« news reports« ] soient libre de toute valeur, mais ce format implique que les journalistes s’abstiennent de tout jugement de valeur explicite ».
  2. une dissociation entre les faits et les émotions. Les journalistes dans le « format classique » du reportage insiste-t-il, « n’expriment pas leurs sentiments et ne laissent pas leur subjectivité remonter à la surface de leur texte » (10)

Dans ce système, le reporter Charles Dickens se sent à l’aise. Il conservera des souvenirs émus de, comme il le racontera plus tard, de cette époque où délaissant les bancs du Parlement, il parcourera le pays, pour le compte du Morning Chronicle,

Écrivant sur la paume de main à la lumière d’une lanterne sourde, dans une chaise de poste, galopant à travers la campagne sauvage, dans la nuit sombre [through the dead of night], à la vitesse alors surprenante de 15 miles à l’heure. (11)

Cette vision du journalisme lui convient, car il est éloigné  de toute forme de militantisme. Il méprise l’action politique et en particulier le Parlement, ayant sans doute été témoin de trop de compromissions. « Nuit après nuit, écrira-t-il plus tard dans David Copperfield, son récit autobiographique, j’ai enregistré des prédictions qui ne sont jamais réalisées, des professions [de foi] qui n’ont jamais été remplies, des explications qui n’étaient destinées qu’à mystifier. Je ne faisais que tartiner des mots ». (12)

Ce qui intéresse Dickens c’est moins la société que la « nature humaine »

Ce scepticisme, voire ce mépris pour l’action parlementaire, analyse Jean-Pierre Ohl, fait que « ce réformateur sincère, scandalisé par les conditions des plus pauvres et par l’indifférence ou le cynisme des nantis, n’est jamais parvenu à articuler sa soif de justice avec l’action politique traditionnelle: sa méfiance à l’égard des politiciens, de l’esprit de chapelle et de toute forme d’idéologie l’a cantonné dans le rôle du ‘radical sentimental’, réagissant toujours à l’instinct et dans l’improvisation et privilégiant, faute d’outils théoriques, une action individuelle aux effets forcément limités. » (13)

Cet absence de volonté réformatrice de la part d’un auteur qui montrer toute sa vie une grande sensibilité à la condition sociale, intriguera un siècle plus tard, George Orwell:

Le fait est que la critique de la société développée par Dickens est presque exclusivement une critique morale. D’où l’absence dans son œuvre de toute proposition constructive. (…) L’important est ici que l’attitude de Dickens n’est, au fond, même pas destructrice. Rien dans son œuvre n’indique nettement qu’il souhaite le renversement de l’ordre existant ni qu’il pense que bien des choses seraient changées si cet ordre était effectivement renversé. Car ce qui l’occupe c’est moins la société que la « nature humaine » [souligné par moi] (14)

Ce faisant, Charles Dickens par sa sûreté de prise de notes, son souci de précision [on dirait fact-checking aujourd’hui], sa rapidité d’écriture, s’inscrit dans le journalisme moderne tel qu’il va se développer au XIXe et XXe siècles, à savoir donner la priorité aux faits, aux caractères humains pour construire ces stories chères au journalisme anglo-saxon et être capable de rendre sa copie à l’heure, au moment où les quotidiens vont se mettre à « palpiter avec l’actualité », c’est-à-dire rendre compte des événements qui se sont déroulés dans les dernières 24 heures.

Surtout, cette vision du journalisme est très proche de son écriture littéraire à ses débuts. En effet, il est entré au Morning Chronicle, par la grâce de ses talents littéraires. En 1833, son premier récit, A Dinner at Poplar Walk avait été publié dans une obscure revue littéraire, le Monthly Magazine. Celui-ci va publier d’autres sketches, qui sont, raconte Jean-Pierre Ohl :

des tableaux, saisis sur le vif, de la vie à Londres, notamment dans les quartiers populaires. Les facilités du style —humour ou sentimentalisme trop appuyés— relèvent encore souvent du ton journalistique et ne laisse rien présager de la complexité de l’amplitude qu’atteindra plus tard la prose de Dickens. (15)

Ces textes attirent l’attention de John Black, un rédacteur du Morning Chronicle, et désormais donc il devient alors pleinement un reporter. Sa réputation en particulier littéraire grandit. En 1835, lorsqu’est lancé The Evening Chronicle, le supplément du soir du Morning, Charles Dickens fait partie de l’aventure journalistique, mais surtout littéraire, car le rédacteur en chef George Hogarth —qui deviendra son beau-père — lui demande de réserver ses sketches au journal. Cette fois, l’écrivain est lancé, mais le journalisme ne sera jamais loin de Dickens, cette fois comme rédacteur en chef ou éditeur. Ce sera l’objet d’un deuxième volet.

Notes

  1. John Pendleton, Newspaper Reporting, Londres, Elliot Stock, 1890, p. 145. Dans ce petit manuel de la fin du XIXe siècle, l’auteur cite très fréquemment Charles Dickens, présenté comme un modèle de journaliste.
  2. ibid, p.165.
  3. Il s’agit du premier paragraphe du chapitre XXXVIII de David Copperfield dont voici la version originale, en langue anglaise :

    I did not allow my resolution, with respect to the Parliamentary debates, to cool. It was one of the irons I kept hot, and hammered at, with a perseverance I may honestly admire. I bought an approved scheme of the noble art and mystery of stenography (which cost me ten and six pence); and plunged into a sea of perplexity that brought me, in a few weeks, to the confines of distraction. The changes that were rung upon dots, which in such a position meant such a thing, and in such another position something else, entirely different ; the wonderful vagaries that were played by circles ; the accountable consequences that resulted from marks like flies’legs ; the tremendous effect of a curve in a wrong place ; not only troubled my waking hours, but reappeared before in my sleep. When I had groped my way, blindly, through these difficulties, and had mastered the alphabet, which was an Egyptian Temple in itself, there then appeared a procession of new horrors, called arbitrary characters ; the most despotic characters I have ever known ; who insisted, for instance, that a that a thing like the beginning of a cobweb, meant expectation, and that a pen-and-ink sky-rocket stood for disadvantageous. When I had fixed these wretches in my mind, I found  that they had driven everything else out of it: then, beginning again, I forgot them ; while I was picking them up, I dropped the other fragments of the system : in short, it was almost heart-breaking.

  4. Jean-Pierre Ohl, Charles Dickens, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2011, p. 46.
  5. Chiffres cités par Jean K. Chalaby, dans The Invention of Journalism, Londres, MacMillan Press, 1998, p.80.
  6. La publication du discours du Premier ministre William Gladstone, sur l’introduction de la Home Rule en Irlande (en fait une proposition d’autonomie interne) permet de mesurer l’efficacité du système. Pour ce discours très important, qui dura 3 heures et 25 minutes, les « tours » de prise de notes des rédacteurs avaient été réduits à dix, cinq, voire trois minutes. Le discours s’acheva à 20 heures Il était rédigé, édité et composé avant minuit dans la plupart des grands quotidiens. Il faisait 24.700 mots (environ 150.000 signes).
  7. Edward Stanley, 14e comte de Derby, d’abord Premier secrétaire pour l’Irlande dans le gouvernement de Lord Grey (1831-1833), puis à partir de 1833 Secrétaire d’État à la Guerre et aux Colonies, il démissionna en 1834, car opposé à une réforme de l’Église (officielle) d’Irlande.
  8. Jean-Pierre Ohl, opus cité, p.50.
  9. Newspaper history, from the 17th century to the present day, ouvrage collectif sous la direction de George Boyce, James Curran et Pauline Wingate, Londres, Constable, 1978, p. 108.
  10. Jean K. Chalaby, opus cité, pp. 128-129.
  11. John Pendleton, Newspaper Reporting, Londres, Elliot Stock, 1890, p. 167.
  12. ibid, p. 86.
  13. Jean-Pierre Ohl, opus cité, pp. 51-52.
  14. George Orwell, Charles Dickens, in Essais, Articles, Lettres, volume 1, Paris, Ed. Ivréa, 1995, p.520.
  15. Jean-Pierre Ohl, opus cité, p. 57.

 

 

 

 

 

 

 

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